Madame Bollaert
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(Suite et fin de la Nouvelle inédite Madame Bollaert de Henri de Meeûs. Lire les Carnets de juin, juillet, août et septembre 2021)
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Ma réponse à leur lettre servait à gagner du temps, mais les deux femmes ne réagissaient pas, laissant les jours s’écouler.
Elles étaient décidées à déménager dans la maison, propriété de Greta, pour donner plus d’espace aux souris, source de leurs revenus. Je compris qu’il ne servait à rien de protester, d’engager un avocat pour faire traîner les choses, même si le délai trop court d’un mois pourrait sans doute être prolongé par un juge de paix défenseur des locataires. Il existe des juges de paix compréhensifs. Mais je devrai sortir de l’argent : les honoraires d’un juriste, les frais d’un procès seront élevés. Ce sera perte de temps et d’argent de résister.
Je me résignais à réintégrer la maison de mes parents décédés.
Voilà ce que je me disais le soir, mais le lendemain j’échafaudais d’autres hypothèses. Je dormais mal. Mon anxiété monta au point de consulter le médecin généraliste installé dans le quartier, en lui expliquant un divorce difficile.
Il prescrivit un anxiolytique, en disant je vous comprends.
Je décidai de garder le silence et d’attendre quinze jours avant de donner mon accord de quitter la maison confortable de Greta Bollaert pour vivre dans celle héritée de mes parents. Tel est mon destin.
Je ne comprenais pas pourquoi Greta Bollaert se désintéressait de moi.
Pourquoi ne m’avait-t-elle pas contacté en me proposant, dans une conversation souriante, une solution moins brutale ? Qui tirait les ficelles ? Georgette Tamisard mon ex ? Mais je n’en étais pas certain, car Georgette n’aimait pas les conflits.
Bref, je tournais mes pensées dans tous les sens depuis leur lettre de préavis.
Greta Bollaert avait toujours été généreuse pour moi ; je vivais dans sa maison, sans reconnaissance de dettes. Il ne fallait pas lui résister en refusant de quitter les lieux qui étaient sa propriété de riche retraitée. Elle était par son passé professionnel à l’aise avec des règles juridiques dont j’ignorais tout. Elle avait trouvé une solution pour l’organisation de mon mariage avec Georgette, choisi le menu de l’excellent déjeuner des noces entièrement payé par elle, dans le meilleur restaurant de la région, et plus tard elle dirigera parfaitement la manœuvre pour notre divorce.
J’étais son préféré, comme un fils adoptif.
Je n’avais pas évalué son attachement pour Georgette mon ex-épouse avec qui elle s’était installée après la mort de mes parents. Je crois qu’elle admirait Georgette pour son dévouement à ma mère et pour son énergie à gérer l’élevage des souris de mon père. Georgette aimait mes parents. Et Greta aimait Georgette.
Les deux amies me demandaient maintenant d’aller vivre dans la petite maison familiale, ma propriété, mon unique héritage, tandis qu’elles regagneraient l’immeuble aux trois étages de ma bienfaitrice décidée soudainement d’arrêter les frais en ma faveur. A moi de me débrouiller maintenant ! Je ne plaisais plus, je ne comptais plus. Pour Greta Bollaert, Georgette et les souris rosées passaient avant moi. Orphelin, je perdais ma protectrice.
L’impossibilité de vivre correctement avec les indemnités de chômage, me déprimait. Améliorer mes finances avec un travail « en noir », mais lequel ? C’était prendre des risques avec les lois, m’exposer à des punitions financières et perdre le chômage. Toutes ces hypothèses m’angoissaient. Je n’étais pas de taille à jouer au plus fort. Je devrai économiser et dépenser le moins possible pour l’entretien de ma maison. Si je n’en sors pas, si je ne reçois plus d’aide de Greta, il faudra vendre la maison, vivre avec le petit capital car cette maison ne dépassait pas cent mètres carrés de surfaces construites. Quelques années suffiront à dépenser le prix de la vente. Qu’allais-je devenir ?
J’espérais encore un coup de téléphone suite à ma lettre, afin d’être averti de la date précise de mon déménagement. Quand je sortais, je ne les rencontrais jamais. J’observais le matin, vers neuf heures, la camionnette conduite par Georgette qui partait livrer des souris aux animaleries clientes.
J’eus la tentation de sonner à leur porte, profitant du fait que Greta Bollaert, seule dans la maison, me donnerait plus d’explications, qu’elle continuerait à m’aider financièrement, mais non, je ne poussais pas sur le bouton de la sonnette. J’avais ma fierté.
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Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’envoi de ma réponse, quand un soir le téléphone retentit. On me téléphonait rarement. Un célibataire intéresse peu de monde s’il n’a pas de métier ni de vie sociale.
- Allo, c’est toi ? c’est Greta Bollaert ici.
- Oui c’est moi, bonsoir Greta.
- Nous avons mis du temps à te répondre. Ta lettre exprime tes craintes de quitter ma maison.
- Oui, oui, tu sais, Greta, tu m’as fort gâté depuis que je te connais, mais je n’ai pas d’économies, à part la maison de mes parents, mon seul héritage, que vous demandez que je réintègre.
- Ecoute mon Coco, Georgette et moi, nous ne voulons pas te faire souffrir inutilement. Nous avons longuement réfléchi. Il est inutile de penser que tu pourras rester dans ma maison plus longtemps. Nous avons besoin d’espace pour l’élevage des souris vu le don extraordinaire de ton ex-femme comme éleveuse. Elle a un succès fou dans le monde des animaux d’appartements nourris par les souris : serpents, chats et d’autres bêtes rares souvent exotiques raffolent de nos bestioles.
- Je suis content pour vous que l’entreprise marche.
- Nous voulons te faire une proposition. Tu es toujours chômeur ?
- Oui, hélas. Je cherche mais les sociétés contactées ne répondent même plus. Je suis découragé. Et réoccuper la maison familiale m’a donné un choc. Je ne m’y attendais pas.
- Voici ce que Georgette et moi, nous te proposons. Nous sommes prêtes à t’engager dans la nouvelle société que nous avons créée et à te donner le poste de chauffeur-transporteur pour livrer, dans toute la Belgique, les souris bien vivantes, achetées par notre clientèle qui s’est étendue. Tu recevras un salaire fixe, nettement plus élevé que ton indemnité de chômage. Nous signerons avec toi un contrat à durée indéterminée. Cela permettra à Georgette de rester concentrée sur son élevage, car les transports lui prennent du temps et elle n’aime pas conduire la camionnette.
J’étais surpris par cette offre inattendue. Le combat était évité. Je trouvais enfin une activité professionnelle. Je dis : « Je ne demande pas mieux de vous aider et d’avoir enfin un travail fixe et rémunéré. Pouvons-nous en parler ensemble ? Envoie-moi le projet du contrat d’emploi. Je te remercie Greta de ne pas me laisser tomber. »
Je pus enfin m’endormir sans avaler un tranquillisant et me réveiller à sept heures du matin plus léger, plus confiant. L’oisiveté est la mère de tous les vices, dit-on. Je n’étais pas arrivé à ce stade de loque humaine privée de travail vu l’impossibilité d’en trouver, comme tant d’êtres humains piégés, et bientôt sans ressources, vivant dans la dépendance financière peu généreuse d’organismes sociaux gérant une population malheureuse.
Deux jours plus tard, la lettre d’engagement était déposée dans ma boite aux lettres : Greta confirmait ce qu’elle avait proposé. Elle signait comme Administratrice-Directrice. Je gagnerai une rémunération mensuelle nette d’un tiers plus élevé que le chômage. Mon contrat de travail débute le mois prochain et il est d’une durée indéterminée. Je recevrai une avance de trois mois de salaire pour m’équiper.
Du lundi au samedi, je disposerai de la camionnette Renault uniquement pour la livraison des souris; le véhicule devra être garé chaque soir devant la porte de la maison de Greta avant vingt heures sauf en cas de transport en dehors des heures pour certains clients privilégiés.
Je verrai du pays, les petits villages et les villes où des animaleries sont plus nombreuses depuis que la mode des animaux exotiques s’est développée. Mon ex avait eu du flair de continuer l’élevage que mon père avait créé et géré pendant vingt ans sans penser devenir le spécialiste renommé que Georgette était maintenant.
Bien conscient de ne pouvoir vivre sans l’apport d’un salaire, je ferai tout pour satisfaire Greta et Georgette qui dirigent la nouvelle société.
Finis ma paresse et mon manque d’ambition ! La vraie vie commençait.
Je signai « pour accord » le contrat d’emploi et répondis par écrit que je quitterai la maison de Greta à la date qu’elle proposera. Je retrouverai les meubles de mes parents et mon petit lit de camp ; je ne comptais pas rafraîchir la maison par des peintures intérieures ou par de nouveaux rideaux, tout sera nettoyé, m’avaient-elles précisé. Il n’y aura pas d’odeurs.
Une nouvelle vie allait commencer pour moi. Celle de responsable des transports de la société « Les Souris Bollaert ».
Deux jours après avoir renvoyé à Greta ma lettre et le contrat signé pour accord, je fus à mon réveil saisi par un malaise. Le plafond de la chambre et les murs tournaient comme un carrousel. Incapable de sortir du lit, j’attendis que cela passe, mon corps mouillé d’une sueur froide. Nausées. Ma vie était mal engagée depuis ma naissance. J’allais devoir expliquer à Greta que ma santé n’était pas à même d’exercer ce job, ni mes forces de déménager.
FIN
Henri de Meeûs
Réflexions après avoir côtoyé durant avril 2021 à fin septembre 2021 un malade du Covid long.
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Vers 16 heures, le 14 avril 2021, bientôt septuagénaire, il fut transporté par une ambulance des Urgences à la clinique XZ, car il avait, depuis quelques mois, de plus en plus de difficultés respiratoires, principalement la nuit, expliquées selon lui par une apnée très forte qui l’épuisait.
Comme cette apnée avait commencé plusieurs mois auparavant, on ne pensait pas au covid, d’autant plus qu’il ne voulait pas se faire tester ni passer un examen médical approfondi à cause des risques de contagion en clinique.
Les deux médecins consultés en leur cabinet particulier ne semblaient pas trouver la solution pour diminuer l’apnée.
Il se méfiait de la médecine et n’était pas vacciné.
J’ignorais le contenu des entretiens qu’il eut avec les deux docteurs, car il évitait de s’épancher sur sa santé.
Mais le 14 avril, je dus appeler les urgences vu sa détresse et le transfert en clinique eut finalement lieu. Il me dit qu’il se sentait mourir.
Il avait peu de famille.
Il reçut une chambre particulière dans la clinique, fit savoir qu’il s’y sentait bien, qu’on allait s’occuper de lui.
Deux jours plus tard, sa famille apprit qu’il était atteint du covid et qu’il avait fait un petit infarctus. Ensuite tout s’aggrava. Pneumonie, cœur fragile, Isolé, fiévreux, respirant de plus en plus difficilement, il fut endormi, et intubé. L’intubation pénétrait sa gorge apportant l’oxygène directement dans les poumons. Ce sommeil comateux avec respirateur artificiel dura deux mois, jour et nuit sans réveil. Soigné par l’équipe médicale des soins intensifs. Nourri par sondes et une quantité de médicaments censés répondre aux multiples attaques du Covid.
La première semaine, une nuit, sans doute victime d’un arrêt respiratoire, il subit une trachéotomie, c’est-à-dire l’ouverture chirurgicale de la trachée au niveau du cou pour permettre une respiration assistée en urgence. Il est vraisemblable qu’il fut aussi victime d’un arrêt cardiaque et que le cœur fut relancé par électrochoc. Mais on nous le dira pas.
Les médecins des soins intensifs donnaient peu de détails. Chaque matin, son frère téléphonait pour s’entendre dire le plus souvent : l’état est stable. On ne recevait jamais d’explications détaillées ; patientez était le mot d’ordre. Les médecins renseignaient le moins possible. Quand il ne fut plus contagieux, je reçus la permission de le visiter vingt minutes chaque jour aux soins intensifs. Visites courtes pour ne pas le fatiguer.
Après deux mois de sommeil-coma, et l’enlèvement de l’intubation, les médecins tentèrent de le sortir du sommeil. Il ne se réveillait pas. Stress. Ce n’est qu’après trois tentatives de réveil étalées sur deux semaines qu’il ouvrit les yeux. Joie.
S’il avait repris conscience, la trachée restait ouverte pour garantir, en cas d’urgence, le complément d’oxygène nécessaire aux poumons, mais la trachéotomie rendait sa parole inaudible; il ouvrait la bouche, formait des mots, mais on ne comprenait rien. Seules certaines infirmières, lisant sur les lèvres, devinaient ce qu’il essayait d’exprimer.
Lors de mes visites les après-midis, je ne vis jamais un médecin, c’était des infirmières ou des assistants d’infirmiers qui surveillaient le patient, les machines, et les ordinateurs gardiens de sa survie.
On le faisait beaucoup dormir à coups de calmants.
A la fin du troisième mois, toujours aux soins intensifs, les médecins mirent fin à la trachéotomie, assurés que l’ouverture de la gorge pouvait être refermée sans risques, l’oxygène de la sonde nasale, toujours présente, suffisant comme appoint. Il parlait à nouveau et on le comprenait. Immense soulagement.
Les sondes demeurèrent pour l’alimentation, les liquides et l’évacuation des urines.
C’est alors que le cœur et la tension furent suivis particulièrement car on passait d’une hypertension à une hypotension et vice-versa. Il dut subir une opération pour calmer l’arythmie cardiaque.
Durant des mois, un escarre au cratère profond au bas du dos le fit souffrir jour et nuit intensément, nécessitant un pansement renouvelé deux fois par jour, puis après des semaines, on ne soigna plus qu’une fois par jour cette blessure. Il ne trouvait pas la position confortable pour s’asseoir ou se coucher. « Cette douleur ne me quitte jamais, cela me mine », disait-il.
A la mi-octobre, rentré dans son logis, sorti de clinique depuis trois semaines, un infirmier passe encore chez lui tous les deux jours pour refaire un nouveau pansement. L’escarre est sur le point d’être guéri maintenant.
Il a réintégré son logement après six mois de clinique ; il se sent intérieurement cassé en mille morceaux. Mais son esprit et sa mémoire sont intacts. Il marche sans avoir besoin d’aide. Chaque effort le fatigue, il est vite à court de souffle. Je le considère comme un martyr tant cette maladie vicieuse dévaste tout l’organisme
Les médecins ont dit qu’il était un miraculé. C’est vrai, il vit toujours.
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