Madame Bollaert
_______________
(Suite de la Nouvelle inédite de Henri de Meeûs, MADAME BOLLAERT, première partie publiée dans les Carnets de juin 2021, deuxième partie dans les Carnets de Juillet 2021, troisième partie dans les Carnets de Août 2021).
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Une fin d’après-midi, on sonna. Greta et moi, nous dînions. Nous allâmes ouvrir la porte de rue. C’était Georgette mon ex-épouse presque divorcée. Elle pleurait.
« Que se passe-t-il ? », dit Greta.
– Ta maman est tombée dans l’escalier, il y a une heure. Elle a glissé. Elle est morte sur le coup. Ton père a appelé immédiatement le docteur Thomas qui n’a rien pu faire. La nuque est cassée, a-t-il dit. Il est encore dans la maison pour signer les papiers et le permis d’inhumer. Si vous voulez la voir, on l’a installée sur le lit de la chambre de tes parents.
– Oui, oui, nous venons, a dit Greta.
Et nous avons suivi Georgette.
J’ai embrassé mon père qui avait les yeux rouges, et nous sommes montés dans l’escalier étroit où ma mère à la jambe raide avait trébuché. Nous sommes entrés dans la chambre. Le docteur repliait les papiers qu’il remit à mon père, salua tout le monde, et dit : « Je vous présente mes sincères condoléances, madame était une femme courageuse. » Et il quitta la maison raccompagné jusqu’à l’entrée par Georgette.
Ma mère était allongée sous un drap immaculé, avec la tête aux cheveux décoiffés sur l’oreiller. Je m’inclinai et baisai son front déjà froid. Je ne ressentais pas grand-chose. Ai-je aimé ma mère ? Elle était plus douce que mon père mais sans autorité et gérant la douleur chronique qui la faisait souffrir jour et nuit, sa pauvre jambe abîmée par sa fuite éperdue de Pologne avec l’oncle chef de la police juive à Varsovie. Elle avait renoncé à bien s’occuper de moi, son unique enfant.
Une personne effacée mais pas méchante. Toujours fatiguée, toujours assise ou couchée.
Greta Bollaert s’approcha du corps de ma mère ; elle traça dans l’air un signe de croix au-dessus du drap qui recouvrait le cadavre, puis baissant la tête, donna un bisou sur la joue de ma mère morte. C’est à ce moment que mes larmes coulèrent. J’étais sec en entrant, mais en larmes en sortant.
***
Le divorce avec Georgette fut prononcé rapidement. Nous vivions une période où un couple sur deux divorçait en Belgique. Magistrats et notaires avaient accéléré les procédures, les avocats ne perdaient plus de temps dans les dossiers, leurs honoraires étaient forfaitisés selon un barème favorable aux couples à faibles revenus.
Georgette s’était domiciliée dans la maison de mon père, et moi dans celle de Greta.
Qu’en pensaient les voisins ? Rien de bien, à mon avis. On ne leur parlait pas. Peut-être faisions-nous scandale pour ces retraités, âgés, avides d’histoires minuscules à croquer chaque jour, qui nous guettaient, Greta et moi, derrière leurs rideaux quand allongés sur nos transats, nous lisions au jardin des revues de mode.
***
Il n’y avait pas de jardin derrière la maison de mon père veuf et de sa seconde épouse Georgette, devenue la nouvelle Madame Vansmet et automatiquement, ma belle-mère, car mon père et mon ex s’étaient mariés dans la plus stricte intimité. Cela faisait rire Greta qui disait : « On se croirait dans une tragédie de Sophocle ! »
Elle ne croyait pas si bien dire.
Deux années après le divorce, ce fut au tour de mon père de mourir. Proprement, sans chichis, tombé de vélo sur la piste cyclable, en rentrant du café où il descendait depuis son veuvage, chaque après-midi vers seize heures pour retrouver d’autres solitaires attablés devant leur bière quotidienne. Une chute à vélo, c’est classique. Un instant de distraction, un cycliste qui l’aurait gêné, on ne le saura jamais. Il fut conduit directement à la morgue des Pompes Funèbres de La Louvière, Au bon repos, toilette, maquillage, petit embaumement, vite couché dans un cercueil blanc capitonné de rose, le choix de Georgette qui n’avait pas demandé mon avis.
Avec Georgette, mon ex devenue la veuve de mon père, le soir, nous nous sommes recueillis, Greta et moi, devant mon père aux yeux fermés, bien coiffé, moustache noircie, avec sur l’estomac un bouquet de fleurs multicolores acheté chez la fleuriste de la Grand-Place de La Louvière.
Mon père du temps de ma mère n’osait pas aller seul dans les cafés. Mon ex, Georgette, sa seconde épouse ne le lui interdisait pas. Ma mère ne permettait pas ces écarts. Mon père n’a pas profité longtemps de sa liberté.
°°°
Mon ex-épouse continua l’élevage des souris non seulement dans la cave mais aussi au rez-de-chaussée de la maison de mes parents décédés. Cette maison m’appartenait maintenant. Greta Bollaert m’avait avancé les droits de succession à payer au fisc. Georgette jouissait de l’usufruit. Je ne voulais pas de dispute et lui promis de lui laisser la maison tant qu’elle ne se remariait pas.
Georgette avait installé les souris dans de petites caisses en bois tapissées de pailles, avec un grillage serré qui empêchait qu’elles s’échappent. Son élevage marchait bien, disait Greta qui l’avait rencontrée dans le grand magasin Traffic avant qu’elle donne son préavis vu le petit héritage, du cash, que lui avaient laissé mes parents. J’ignorais l’existence de sa cagnotte. Mes parents ne m’en avaient pas parlé. Tant mieux pour Georgette de qui je n’étais pas jaloux. Elle avait aidé durant trois années ma mère qui, avec l’âge et la jambe raide, se fatiguait de plus en plus. La présence de Georgette auprès de mes père et mère avait soulagé leurs dernières années. Cela me convenait. Il est toujours pénible de s’occuper de parents âgés.
°°°
Greta allait de plus en plus souvent visiter Georgette dans la maison voisine, disant qu’elle réconfortait Georgette qui se fatiguait avec l’élevage de souris de plus en plus nombreuses. Les caisses en bois où vivaient les petites bêtes occupaient maintenant la cave, le rez-de-chaussée et tout le premier étage.
Georgette dormait toujours sur le lit de camp du salon. Elle décida de vider l’unique chambre, celle de mes parents, de tout le mobilier pour y installer d’autres caissons à souris, celles de la nursery, c’est-à-dire les souris pleines, une centaine, avec un éclairage rosé qui chauffait des casiers séparés par de petites cloisons de verre. L’élevage de souris prospérait.
De l’étranger arrivaient, nombreux, les bons de commandes de firmes spécialisées dans la vente de serpents à l’appétit vorace. Mon ex-femme n’avait pas de soucis d’argent. Dire que les parents Tamisard étaient ravis, j’en doute. Ce qui comptait pour eux, c’est que leur fille ne soit pas à leur charge et qu’ils aient la paix.
Rien n’est plus odieux pour des parents que les soucis causés par les enfants.
Greta Bollaert se partageait entre les deux maisons, dormant une nuit sur deux dans l’une puis dans l’autre. Je m’habituai à cuisiner lors des absences de Greta. J’avais la maison pour moi tout seul Je n’entretenais plus le jardin, les herbes hautes y poussaient, sauvages. Plus de pelouse, plus de chemins ratissés.
La Nature reprenait toute son énergie, ramenant sur le terrain les limaces, les papillons, les taupes, et dans le pommier quelques pies et choucas qui jacassaient sans contrainte.
J’avais acheté un nouveau poste de TV Samsung à large écran ; je passais des heures à regarder des programmes parmi les cent chaînes de mon abonnement Belgacom. Les films de guerre, surtout les combats navals de la seconde guerre mondiale, étaient mes préférés. Je vibrais devant le spectacle de la bataille de Midway au cours de laquelle le Japon perdit en une journée quatre porte-avions ; ou bien je vivais le quotidien des U Boot nazis dans l’Atlantique, avec les torpilles tirées sur les navires de guerre et les cargos alliés sombrant en quelques minutes dans les profondeurs de l’océan, malgré les destroyers, chiens de garde incapables de prévenir les coups mortels.
Je commençai à voir de moins en moins Greta quand elle décida de loger chaque soir avec mon ex-épouse dans la maison de mes parents. Surprise, surprise, comme on dit. Je décidai de ne pas accuser le coup.
Je ne suis pas jaloux. Si elles sont heureuses, tant mieux. Si Greta aime vivre avec mon ex et les souris, grand bien lui fasse. Un matin, je vis qu’un transporteur livrait un lit pour deux personnes, pour remplacer le lit de camp.
Tant que Greta règle les dépenses de son immeuble que j’occupe, qu’elle accepte de payer les notes de chauffage, d’eau, d’électricité et le précompte immobilier, je ne m’en fais pas. Je dois plus souvent pomper dans mon compte à vue pour ma nourriture que je prépare et mange seul, ou pour les pizzas de chez Mario, l’Italien à catogan installé depuis trente ans au Sole Mio de La Louvière avec sa fille célibataire, qui vendent des repas à emporter vite faits, bien faits, pas chers.
Il y a dans ce rez-de-chaussée commercial à la gloire des pizzas, une table minuscule et une chaise, dans l’angle près du four. C’est pour moi. Au mur, un miroir dans lequel je peux me voir mâcher les pâtes siciliennes à la sauce tomate. Ensuite un café serré Stromboli et une petite addition. C’est mon repas chaud quotidien J’emporte avec moi l’odeur de graillon du boui-boui.
°°°
Je vis un matin une enveloppe dans la boite aux lettres, avec mon nom tracé de l’écriture de Greta Bollaert. J’ouvris la lettre dactylographiée : « Nous avons le regret de te demander de quitter ma maison que tu occupes depuis ton mariage.
Nous avons besoin d’espace car l’élevage des souris marche fort et Georgette est d’accord de déménager chez moi avec les bêtes. Elle remet à ta disposition la maison de tes parents où tu as vécu depuis ta naissance. Je ne pourrai plus dorénavant intervenir dans tes frais. Il faudra que tu assumes. Les meubles de tes parents te restent acquis ainsi que le lit de camp. Nous nettoierons la maison de façon que tu la retrouves rafraîchie. Il n’y aura pas d’odeurs car nous demanderons à une firme spécialisée de tout bien désodoriser. Merci de libérer ma maison dans un délai d’un mois au plus tard, svp. Nous te remercions.» C’était signé Greta Bollaert. Et en petit, je lus : « Amitiés, Georgette ».
Je ne m’attendais pas à devoir déménager. C’est stressant. Et que Greta ne finance plus rien pour moi, cela m’inquiète. Il faudra faire face à toutes les dépenses avec la seule indemnité de chômage. Il devient urgent de trouver un emploi. A moins que je demande à une agence immobilière une estimation de la valeur vénale de la maison de mes parents, puis la vendre, et me loger dans un petit appartement ou un flat. Ne plus vivre à La Louvière à côté de mon ex qui a bien manœuvré Greta, vu leur « association ». Chercher un logement à Bruxelles, mais les loyers y sont élevés. Je me sentais menacé par la décision de mes deux voisines qui ne semblaient pas se soucier de mon avenir. Tout change vite dans la vie.
Le fait d’être au chômage, d’avoir renoncé à chercher un job parce que Greta Bollaert payait mes dépenses, c’est ok, mais si elle renonce maintenant à m’entretenir, c’est angoissant : à ma charge la nourriture, les vêtements, le chauffage, l’eau, l’électricité, le précompte immobilier, l’entretien et les réparations, je suis tout seul. Georgette mon ex a réussi à développer l’élevage des souris, elle est contente, a beaucoup de clients, plus qu’en avait mon père. Pour les livraisons elle a acheté une camionnette qui roule dans toute la Belgique, m’a dit Madame Bollaert, quel succès, mon père serait heureux, mais moi je ne le suis pas. Je dois les empêcher de mettre leur plan en exécution, je veux être respecté, elles profitent de ce que leur a laissé ma mère en remerciement pour les soins reçus avant sa mort.
J’ai décidé de leur écrire : « Greta, Georgette, votre décision de réoccuper la maison de Greta où je vis depuis des mois tout seul, et me demander de vivre à nouveau dans la maison de mon enfance, celle de mes parents, me stresse au-delà de tout. D’accord, cette maison m’appartient et j’ai accepté que vous y résidiez à deux avec l’élevage des souris. Je n’ai pas voulu me mêler de vos vies d’autant plus que je suis bien conscient de l’aide que m’a apportée durant des mois et des mois Greta. Je suis bien dans sa maison. Je suis tranquille et sans soucis. Je ne souffre pas de solitude. Je vais manger à midi dans la pizzeria de La Louvière. Cela me suffit un repas par jour. Et l’après-midi, je me repose devant la TV. Déménager va me coûter de l’argent. L’indemnité de chômage est faible. Sans l’aide de Greta, cela n’ira pas. Ne m’obligez pas, svp. Signé …. ». Je postai la lettre avec un timbre sur l’enveloppe alors que j’aurais pu la glisser non timbrée dans la boite de la maison voisine. Je voulais officialiser ma protestation.
(A suivre)
Henri de Meeûs