Au moment où les courbes du Covid atteignent un bas niveau, en avril, AM est transporté aux urgences de la Clinique. En 3 jours, il est atteint d’un petit infarctus, d’une pneumonie, on découvre qu’il est contaminé par le Covid et que ses poumons sont en mauvais état. Après l’intubation, qui ne suffit pas, il sera trachéotomisé une nuit et restera plongé dans un sommeil provoqué durant 45 jours.
Après ce délai et plusieurs tentatives infructueuses de réveil, il ouvre les yeux, et il ne pourra parler tant que l’ouverture pratiquée dans la gorge pour lui donner de l’air ne sera pas refermée.
J’ai assisté impuissant à sa plongée dans le coma de 45 jours. Son frère m’informait de son état chaque jour, à 14 heures quinze, par l’envoi d’un mail court.
AM ne prenait guère de précautions, du type « gestes barrières », se moquait des obsédés du lavage des mains à l’alcool, mais il portait toujours le masque dans les magasins. Rattrapé par le Covid et son cortège de nuisances tout azimut, il est actuellement encore dans sa chambre de clinique, dans la division des soins intensifs, nourri et oxygéné par sonde, (les machines de l’intubation ont été ôtées un peu avant le réveil). Ses progrès sont minuscules mais s’additionnent. Etat critique, me dit une doctoresse au téléphone un matin.
Après 15 jours de réveil, on m’annonce qu’il n’est plus contaminant Covid et que je puis le visiter dans sa chambre. Il me réclame. Je n’hésite pas. Le poste de garde de la clinique a mon nom, je puis descendre dans les étages inférieurs et le rejoindre.
Il est allongé dans un lit, avec de nombreux tuyaux qui partent dans tous les sens.
Ses lèvres bougent, il me parle, je n’entends rien, aucun son ne sort de sa gorge ouverte suite à la trachéotomie, et toujours non obturée. Il est isolé, seul dans une chambre, dont les vitres permettent de voir les allées et venues dans le couloir central et dont la porte reste ouverte pour faciliter le passage du personnel infirmier.
Il s’exprime par des mouvements de la tête, des clins d’yeux appuyés plusieurs fois pour me montrer qu’il ne faut pas croire ce que dit l’infirmière. Il n’a pas perdu son caractère rebelle.
Lors des fortes chaleurs, il transpire recouvert d’une légère chemise qui descend jusqu’aux genoux. Je puis voir l’état de ses pieds, dont la peau a une couleur cacao, c’est la circulation de l’endormi si longtemps, ses mains sont gonflées, ses doigts ne plient pas, restent horizontaux. Il est encore incapable de saisir un objet, d’effectuer un n° d’appel sur son GSM. Il faut attendre, patienter... que ce corps reprenne ses esprits, essaie de se mettre en ordre de marche.
Mais après huit jours, sa circulation veineuse s’améliore, s’éclaircit. C’est le temps des progrès. Un médecin a dit : « Il est un miraculé ».
On parle maintenant d’obturer la trachée vu que l’état de ses poumons s’améliore. Il pourra parler enfin. Mais aucune date n’est avancée, ni pour la gorge à refermer, ni pour la sortie des « soins intensifs » vers un autre département de la clinique afin de poursuivre la résurrection. De la patience, c’est ce qu’ils disent.
Chaque fois que je le quitte, je remercie les infirmières et médecins rencontrés pour leurs soins qui l’ont maintenu en vie.
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Pourquoi cette abondance infinie d’astres, de planètes, de galaxies, d’amas de galaxies, et pourquoi cette course vers on ne sait où ? Pourquoi l’expansion infinie de l’univers, et les trous noirs, et l’énergie noire ? Pourquoi un tel spectacle, dans quel but et pour quelle utilité, l’Intelligence infinie a-t-elle créé cet univers infini ? Création grandiose inutile ?
Notre existence est posée sur un grain de sable, la Terre, et nous ses habitants, créatures minuscules, arrogantes, nous nous y faisons la guerre sans possibilité de la quitter, tout en la détruisant, car nous devenons trop nombreux. Nous finirons par nous dévorer les uns les autres. Personne n’aime personne. Chacun pour soi.
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MADAME BOLLAERT
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(Nouvelle inédite de Henri de Meeûs)
La maison de mes parents est minuscule. Ils m’interdisent d’éteindre la TV allumée toute la journée. Mon père est chômeur depuis vingt ans. Ma mère est une handicapée qui préfère ne pas sortir, laissant à mon père la corvée des courses.
Ma mère a une jambe rigide.
Entre 10 ans et 16 ans, au retour de l’école, assis au petit bureau à gauche de la fenêtre du salon, je mémorise des leçons que je n’aime pas, je ferme les yeux, rêvant à d’autres paysages. Il faut le silence pour retenir des textes, préparer les examens. Les fils de riches sont incapables d’étudier dans un living bruyant. Obtenir mon diplôme d’humanités modernes fut donc un exploit. Même après le redoublement d’une année. Personne ne m’a félicité.
Quand mes parents vers 23 heures gagnent l’unique chambre à l’étage à côté d’un espace douche et w-c, je déplie le lit rangé derrière le canapé du salon, je sors les draps et couvertures et m’endors jusqu’à six heures du matin.
Au réveil, après des mini-ablutions dans le petit vestiaire, eau chaude, eau froide, je revêts l’uniforme gris du collège, j’avale dans la cuisine deux tartines à la confiture d’orange et une tasse de café Jacqmotte. Mes parents dorment.
Ensuite dehors, vite, vite, attente du bus, rue de la Soude, à côté de l’usine Solvay, en hiver comme en été. Mon père m’oblige, en cas de grève des bus, de prendre mon vélo. Cinq kilomètres jusqu’à l’institut des Frères Maristes. Pluie, vent ou neige, débrouille-toi.
Pas d’amis, ni d’amies, et cloîtré chez papa-maman devant leur TV jusqu’à mes 16 ans.
J’ai une consolation: le terrain de dix mètres sur vingt derrière la maison.
Il appartient à Greta Bollaert la voisine, une veuve de 55 ans. Elle me confie l’entretien de son jardinet, mauvaise herbes, plantations et semis, – elle aime les fleurs et les légumes – sans dépasser deux heures par jour et pour trois euros l’heure. Interdiction d’y venir le week-end.
Si le temps est beau, Greta se repose dans un transatlantique devant un parterre de roses jaunes. A ses pieds, sur l’herbe, des coussins et des journaux. Quand il fait chaud, elle ouvre un parasol orangé, échancre son corsage, remonte sa jupe à mi-cuisses, de telle sorte qu’en se penchant vers moi, son petit jardinier comme elle me nomme, elle offre du spectacle. La peau de sa gorge est rouge avec d’innombrables taches brunes qui annoncent la vieillesse. Ce sont les fleurs du cimetière, dit-elle, en passant les doigts sur son cou.
Ma mère habillée long, corsage boutonné, dit qu’elle a mauvais genre. Pourtant, le maquillage de madame Bollaert est discret, son rimmel ne coule pas au soleil, ses lèvres sont teintes d’un léger rose et sur son front ne perle aucune sueur. Parfois à genoux dans les plates-bandes à sarcler les tiges herbues des carottes, je jette des regards vers Greta en bain de soleil.
Même chez moi, dans la chambre de mes parents, derrière les rideaux, je la regarde s’installer lourdement dans son transat; elle allonge les jambes et commence la lecture du Soir, de La Libre Belgique, ou d’une Marie-Claire. J’aime la surveiller sans qu’elle s’en aperçoive. Elle me fait rire quand elle s’endort la bouche ouverte. Son chapeau de paille tombe sur l’herbe. Mes parents se moquent d’elle.
Mon père déteste les corvées de jardinage, pas question pour lui de descendre dans le jardin de la voisine et d’admirer les plantations. Il me laisse respirer dans le jardinet de Greta.
Avec sa jambe raide, ma mère ne quitte pas notre maison ; elle m’observe peut-être derrière les rideaux de la chambre conjugale quand je travaille chez la voisine.
Ma mère, née en Pologne, s’appelle Wanda Zaleska. Sa famille fut décimée par les Allemands à Varsovie. Très jeune, elle échappa aux rafles de l’été 1942. Pendant huit semaines, les juifs furent déportés chaque jour hors de Varsovie vers Treblinka, a dit ma mère. Six mille à huit mille, précise-t-elle. De jour comme de nuit. C’est mon oncle, membre de la police juive, qui a réussi à sortir du ghetto ma mère, petite fille, cachée dans un sac de pommes de terre. Par l’unique tram, m’a-t-elle raconté. Elle et le frère de sa mère, ils ont fui dans les forêts. Elle a beaucoup marché et peu mangé. De là son handicap, sa jambe raide. Nous avons la photo de l’oncle dans notre salon, un moustachu en uniforme de la police juive. Il est mort en 1947 après avoir vécu à Charleroi deux années après la Libération. Il n’est pas rentré en Pologne. Je ne l’ai pas connu car ma mère a épousé mon père en 1954 et moi je suis né en 1960. Mon père était chômeur.
Nous habitons La Louvière à cinquante kilomètres de Bruxelles via l’autoroute.
Mon père fut un bel homme, mais de rester sans travail, de ne rien faire toute la journée, il s’est aigri. Il se rase deux fois par semaine, s’habille d’un même pantalon bleu et d’une veste de toile sur une chemise à carreaux. Jamais de cravate. S’il fait froid, un pull-over rouge en-dessous de la veste. Des gens croient qu’il est socialiste quand ils le rencontrent. Mais il déteste les syndicats et la politique.
Il n’aime que les souris blanches ou rosées élevées à la cave dans des aquariums dont le plancher est couvert de copeaux et de pailles. Il vend les souris à un laboratoire pharmaceutique de Wavre et à plusieurs animaleries de Wallonie. Cela lui fait des rentrées en plus du chômage.
Deux fortes lampes sont allumées jour et nuit dans la cave. Un vasistas est ouvert dans le mur pour l’aération des bêtes.
Ma mère a peur des souris. Elle ne descend jamais dans la cave. Mon père dit : « Tu es une grosse biesse ! Les souris ne vont pas te manger ! »
Oui, ce sont les serpents qui mangent les souris. Mon père m’a expliqué : « Un élevage de souris est facile et pas cher du tout, une fois que le coût d'achat du matériel et des reproducteurs est amorti. » Il m’a dit aussi que les souris ont une vie sociale très intéressante: il y a une hiérarchie, des conflits, une solidarité entre les femelles qui nourrissent et élèvent les bébés ensemble. En général, les souris vendues chez les commerçants sont parfois dans un triste état, mal nourries ou peut-être malades. Chez mon père, elles sont de première qualité et les clients, une fois qu’ils connaissent mon père, lui restent fidèles. Les souris que mon père élève n'ont rien à cacher, il les connait depuis leur naissance et elles sont bien soignées. Par contre, après une semaine sans nettoyer les cages, ça pue. Ma mère exige qu’aucune odeur ne monte du sous-sol.
Mon père a un acheteur, le magasin Aux jolis reptiles de chez Jolly à Ittre, près de Waterloo. Le commerçant a demandé à mon père une notice explicative sur les souris, un mode d’emploi destiné à la clientèle. Mon père a préféré que j’écrive le texte de la publicité car j’ai de l’orthographe:
LES JOLIS REPTILES de chez JOLLY
« La souris est aliment complet et bien équilibré qui peut servir de routine alimentaire du premier jusqu'au dernier jour de la vie de vos chers
serpents.
Malheureusement, son prix dans d’autres animaleries n'est pas négligeable et lorsque l'on a plusieurs serpents à nourrir cela finit par représenter une somme rondelette en fin d'année.
Chez Jolly, vous aurez le choix : les
souris les plus belles et les plus économiques ! Une souris fraîche est plus nourrissante qu'une souris congelée. La congélation détruit certains nutriments bénéfiques pour nos serpents.
Chez Jolly, il est très facile de trouver la
proie de bonne taille. Un serpent nouveau-né mangera plus volontiers un souriceau rosé d'un jour qu'un gros rosé de 5-6 jours. Un serpent de quelques mois se contentera d'un souriceau blanchon
plutôt que de plusieurs rosés... Dans le commerce on ne trouve généralement que des mélanges de rosés et des adultes. Il est très difficile de trouver des blanchons, des sauteuses.... Visitez
Jolly au Joli reptile ! »
Le commerçant a aimé le texte et a dit à mon père qu’il vendait davantage de serpents grâce à la notice sur les souris. Mon père n’a pas dit que je l’avais rédigée.
Je n’ai pas grand-chose à raconter sur la famille de mon père: des Flamands installés en Wallonie à l’époque où elle manquait d’ouvriers agricoles pour les arrachages de betteraves et de pommes de terre. Les Flamands ont aimé les paysages, la campagne autour de Namur. Mon père s’appelle Jules Vansmet. Il s’est brouillé avec ses frères et sœurs. On ne les voit jamais. J’ignore la raison de leur dispute. A cause de ma mère peut-être, mais elle ne raconte rien à ce sujet.
Mes parents sont des taiseux. Je ne les ai jamais vus s’embrasser. Parfois mon père enlace ma mère quand il est derrière elle, elle pousse de petits cris et cela finit toujours par la même phrase : « Jules, tu me fais mal ». Mon père soupire et s’éloigne, retombe dans le fauteuil ou quitte le living pour la cuisine; il mange un ou deux biscuits Delacre au chocolat, cela calme ses manques. Chaque soir, il descend dans la cave nourrir les souris. Parfois, je l’entends qu’il leur chante de petites chansons.
Mes parents n’ont pas d’amis, n’invitent personne, et moi, je ne puis recevoir de compagnon de classe qui verrait combien notre maison est petite avec une chambre unique à l’étage pour mes parents et moi qui dors dans le living sur un lit de camp. Ils craignent qu’on se moque de nous. Ils ne le disent pas mais j’ai compris cela quand ma mère un soir a crié à mon père : « Ce n’est pas avec ton chômage que nous pourrons recevoir dignement dans cette maison de nains ». Mon père est devenu très rouge, n’a rien dit, il s’est levé, est sorti en claquant la porte. On l’a vu prendre son vélo devant la maison et filer vers le café du Centre.
« Il décompresse », a dit ma mère pas malheureuse d’exprimer ce qu’elle pensait, pour une fois devant moi.
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Madame Bollaert abrite les ustensiles de travail, les râteaux, pelles et bêches, sacs de semences et arrosoirs, dans un petit chalet en bois au fond du jardinet. Je fais pousser pour elle, du printemps à la fin de l’automne, des carottes, de la salade, des poireaux, du persil, des tomates, et en juin les fraises de Wépion, les plus réputées du monde, même si nous n’habitons pas dans cette commune. Elle m’autorise à emporter chaque vendredi quelques fraises que j’ai fait pousser sous les verdures. Elle cueille et les dépose dans une petite boite en carton. Elle compte les fraises. C’est pour tes parents, dit-elle.
La veuve est gentille, la bien gentille madame Bollaert, que mon père appelle parfois « la poularde », ce qui fait rire ma mère. Elle m’a connu enfant. Je jardine entre dix-sept et dix-neuf heures le mercredi et le vendredi. Ensuite, je reçois la permission d’étudier dans son living sur une longue table recouverte d’une nappe plastifiée, vite nettoyée. Un coup de lavette. Je peux étaler mes livres et mes cahiers. Je me concentre chez elle mieux que dans le living familial. Aucun bruit chez Greta. Jamais un coup de téléphone. Elle éteint la radio et la TV, elle respecte mon travail. Mes résultats scolaires sont meilleurs.
Parfois, elle reste assise en face de moi sans rien dire, elle me regarde, ou feuillette les pages d’un magazine de modes La belle Flora acheté à Waterloo chaque lundi. Elle commande par correspondance des pull-overs, des chemisiers ou des robes qui arrivent dans les huit jours avec le facteur. Elle paie par virements. Elle signe les reçus du facteur.
Madame Bollaert essaie devant moi certains vêtements face au miroir du living, elle se tourne et se retourne, ce qui me distrait un peu, mais j‘avoue que ces vêtements livrés par la poste lui vont bien. Elle renvoie rarement ce qu’elle a commandé ; elle est très précise dans les mesures des vêtements achetés par correspondance. Ces achats la mettent de bonne humeur. Je l’aperçois parfois en soutien-gorge quand elle essaie un chemisier. Elle rit de voir que je la regarde.
« Veux-tu que je te tricote un pull en laine d’Ecosse ? », me dit un soir madame Bollaert. Je n’osai refuser. Je répondis : « Oui, mais je devrai avertir ma mère. »
– Pourquoi ta mère ? Tu es encore le fils de maman, le fils de ta Mamy ?
– Non, non, mais je ne veux pas qu’elle soit jalouse.
Madame Bollaert éclata de rire. Je vis ses dents entre les lèvres rouges. Une canine en or. Elle a une canine en or ! Jamais vu ça.
– Ta mère sera contente d’avoir un fils bien habillé, au chaud en hiver. Ce sera un pull à longues manches. J’ai le modèle. On le nomme l’Antonin. Ce sera chic. Je ne t’oblige pas, c’est si tu veux et comme tu veux. Tu n’es pas tenu d’entretenir mon jardinet non plus. Tu es libre.
Elle ne riait pas. Je sentis comme une menace dans sa voix.
Je dis : « De quelle couleur sera le pull ? »
– Bleu foncé avec une bande jaune aux poignets et une ligne rouge à l’encolure. Tu seras bien.
– Ok, dis-je.
Je n’avertis pas ma mère. Pas de complications. Il sera temps plus tard.
Je ne voyais pas Greta en train de tricoter. Elle devait être à son ouvrage quand je n’étais pas dans sa maison à étudier les leçons des Frères Maristes.
Un mois après l’annonce du cadeau, elle me tendit le pull bleu marine aux manches bordées de jaune. Il me plut. Je la remerciai et l’embrassai sur les deux joues.
– Tu aimes ? Je suis bien contente.
Elle posa une main sur ma tête, caressa mes cheveux et dit : « Essaie-le, je verrai s’il y a des corrections ».
La laine sentait bon. Je passai le pull facilement malgré ma grosse tête. Je me regardai dans le miroir accroché au-dessus du feu ouvert.
– Cette couleur va bien avec tes cheveux blonds, dit-elle. Les filles vont te courir après.
Je n’avais pas de succès auprès des filles, mais inutile de le lui dire.
J’étais timide, je n’avais jamais caressé personne.
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Henri de Meeûs
(A suivre)