Madame Bollaert
(suite du texte de la Nouvelle d’Henri de Meeûs publié dans les Carnets de Juin 2021)
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Mes parents dînent le soir à deux, et sans moi si Greta m’invite à partager son repas du soir, celui du mercredi uniquement, de 19 heures à 20 heures, ni plus ni moins : macaronis au gratin, salades, et tartelette aux cerises. Mes parents sont d’accord pour que je mange chez la voisine chaque mercredi soir vu que je leur apporte les fraises et souvent des salades ou des tomates. En principe, ils refusent que j’y aille les autres soirs.
Madame Bollaert ne me dérange pas, elle est silencieuse quand j’étudie mes leçons. Elle est intelligente, a été cadre chez Solvay. Une bonne retraite lui permet de vivre sans soucis.
Une fois par semaine, elle me tend deux plaques de chocolat Callebaut en même temps que l’argent pour le jardinage. Elle ne se trompe pas dans le calcul des heures notées dans un petit carnet à spirales.
Les autres soirs, je reste chez mes parents et nous soupons à trois dans la cuisine, mon père parle peu, ma mère pousse des soupirs et moi je sers les plats préparés par ma mère qui, une fois qu’elle s’assied, ne se lève plus, car se lever, s’asseoir, et se relever, la fatigue.
Depuis très jeune, fils unique, je m’occupe du repas du soir, des plats, du service, puis je reprends les assiettes, et à moi de laver la vaisselle. Eponger, essuyer, le tour est joué. Ma mère apprécie ma rapidité et mon souci de propreté. Elle préfère s’asseoir dans le canapé, sa jambe étendue sur un strapontin de velours vert.
Ensuite une demi-heure relax à regarder à trois la TV, le programme est choisi par mon père qui garde sur les genoux la télé-commande, puis retour au petit bureau contre le mur, essayant de mémoriser une leçon ou de chercher la solution d’un problème d’algèbre. Parfois je crie : « Un peu moins fort la TV ! » mais sitôt le son baissé, quelques minutes plus tard, mon père hausse la tonalité sous prétexte qu’une chanteuse a une belle voix ou que le match de foot est palpitant.
Contrairement à la voisine, ils ne respectent pas mon travail. Je l’ai signalé à madame Bollaert. Elle a dit: « Mon pauvre petit, tes parents ne sont pas instruits, ils ignorent la difficulté d’apprendre dans les livres, tu as bien du mérite ». Et sa main légère effleure mes cheveux.
Un jour, j’ai découvert les boules Quies, cire molle que j’enfonce dans l’orifice de chaque oreille. Un conseil de Greta Bollaert. Je n’entends plus rien, silence total sauf les battements du sang dans les conduits auditifs. Je peux enfin me concentrer sur mes études et, très vite, les résultats scolaires se sont améliorés.
Vive les boules de cire, vive madame Bollaert. Parfois j’éprouve un saisissement quand mon père me touche l’épaule pour m’avertir de préparer le repas du soir. Je ne l’entends jamais arriver près de moi, je suis concentré dans mes études, et tout à coup sa main sur mon épaule me fait sursauter. Les boules Quies ne sont pas bonnes si on est cardiaque.
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En dernière année d’études secondaires chez les Maristes, est arrivée dans ma classe à la rentrée de septembre, une fille, grande, à peau blanche et taches de rousseur, qui s’appelle Georgette Tamisard. Elle était la seule fille de la classe. Elle a dit venir d’une école dans les Ardennes près d’Arlon. Quand les parents de Georgette se sont installés à La Louvière, elle a dû changer d’école. Son père ingénieur est le nouveau responsable de la distribution et des ventes du grand magasin Traffic.
Elle prend un bus chaque matin qui part de la rue des Anges pour la déposer non loin du collège des Frères Maristes de La Louvière.
Belle fille souriante, en jeans bleuâtre et pull-over jaune, avec des cheveux roux. Je ne suis pas sensible aux charmes des élèves filles souvent boutonneuses, bavardes, mal lavées, rarement peignées, pas coquettes Je préfère les femmes de plus de 25 ans, avec un peu de poitrine, mais pas trop, légèrement maquillées et bien coiffées. Surtout qu’elles soient féminines et ne ressemblent pas à des hommes. Je n’ai jamais fait l’amour, je ne cherche pas de rencontres, je me trouve moche. De rester entre papa maman, cela n’ouvre pas la porte aux grandes aventures. Je découpe parfois des photos de blondes dans les revues de mode que ma mère jette après lecture à la poubelle, et je classe et colle ces illustrations un peu dénudées dans un cahier classé géométrie parmi d’autres cahiers que mes parents n’ouvrent pas ; mes études ne les intéressent pas.
Les premiers jours, de septembre à novembre, j’ai cru être amoureux de Georgette Tamisard. Je pensais souvent à elle, je la regardais car elle était assise non loin de moi, au premier rang, dans la classe. Son profil et ses cheveux rouges. Elle lève souvent la main pour répondre rapide aux profs. Ce qui m’émeut, ce sont ses jambes, ses mollets, parfois ses cuisses quand elle s’assied sur le banc et que sa jupe remonte un instant. Elle ne voit pas mes regards. Du moins je le pense. On ne se serre pas la main et nous ne nous parlons pas. Un matin, cependant, le prof de français, monsieur Frison, – nous le nommions Frisette car il avait de petits cheveux bouclés dans le cou et une fine moustache blonde – eut l’idée de mettre en scène des lectures publiques de grands écrivains de théâtre. Il avait formé dix équipes de deux élèves, avec pour chaque duo, un texte dont la lecture ne dure pas plus de dix minutes. Il voulait améliorer nos intonations et notre accent qui sentaient la province, disait-il en pinçant son français. Il avait fait du théâtre à Paris. Il disait qu’il jouait les rôles de jeune premier. Les élèves filles de l’école le trouvaient charmant.
Je dus lire avec Georgette une scène de Tartuffe, dans Molière. J’étais Tartuffe et elle était la fille d’Orgon qui veut épouser Valère. J’ignore si les élèves ont bien compris le texte car ils n’avaient jamais entendu parler de Molière. Georgette Tamisard eut du succès, il y eut des rires. A moins que notre couple ne fasse rire ?
Après notre lecture, Monsieur Frisette me conseilla de parler plus fort et de prendre un air douloureux. Il nous expliqua la conduite de Tartuffe. Ce qui fut moins drôle pour moi, c’est qu’après ces lectures, les élèves m’ont appelé Tartuffe et non plus Vansmet. Mon équipe avec Georgette m’avait permis de mieux la connaître.
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Georgette et moi, nous terminâmes nos études avec le diplôme d’humanités modernes. Elle avait trouvé, grâce à son père, un job au Traffic de La Louvière comme caissière, et moi, je m’étais inscrit à la seule école d’informatique de la ville, le Wizz, non loin de l’église saint Antoine aux deux clochers. Je déteste l’informatique mais si on réussit, on reçoit le diplôme de gestionnaire informatique. Cela plaisait à mes parents qui disaient : « Un an, c’est assez, et le diplôme te permettra de trouver un bon métier. Nous n’avons pas l’argent pour dépenser plus pour tes études ».
Madame Bollaert regrettait que je ne tente pas l’université, elle me voyait bien devenir professeur au collège des Maristes, mais quand elle comprit que mes parents ne supporteraient pas le coût de quatre ou cinq années universitaires, elle se tut, me regarda et dit : « Si je t’offrais ces années d’études à l’université catholique de Louvain-la-Neuve ? »
J’en parlai à mes parents. Mon père réagit vite : « Pas question, nous ne sommes pas des mendiants. Elle peut garder son argent. » Ma mère pinçait les lèvres et fermait les yeux. Mon père ajouta : « Tu diras à la Poularde que c’est bien gentil, que tu la remercies, que tu essayes une année au Wizz informatique, c’est mieux pour trouver un emploi. »
Je n’étais pas sorti encore de la maison familiale, Georgette devenue caissière au Traffic logeait encore chez ses parents, mais elle espérait de l’avancement. Son rêve ? Devenir gestionnaire du personnel du grand magasin.
Devenir GRH, disait-elle. Les Ressources humaines ! C’était le mot à la mode chez les dirigeants.
Je me dis, il est temps de sortir avec Georgette vu que nos caractères s’étaient plu dans la lecture de Tartuffe. Je le dis à mes parents : « Je voudrais rencontrer plus souvent Georgette Tamisard, et passer quelques heures avec elle en promenade le samedi ou le dimanche. » Ils ne firent aucune objection. Si cela te distrait, dit ma mère, et nous serions heureux de faire sa connaissance un de ces jours.
C’est à la fin de notre dernière année chez les Maristes, classe de rhétorique, que nous nous sommes parlé vraiment, en la reconduisant à l’arrêt du bus qui la ramène chez ses parents. Au début, conversations courtes, puis de plus en plus longues. Elle aimait lire des livres et avait de l’humour. Contrairement à ma mère qui n’en a pas.
***
Bref, le mariage fut décidé malgré la mauvaise humeur de la mère Tamisard. Mes parents me prévinrent de suite : « Vous êtes trop jeunes, nous n’avons pas d’argent, ce sera très simple : un déjeuner au Trois Lapins, un plat, un dessert, bière et vin, pas plus.»
Les parents Tamisard, plus riches, restèrent silencieux mais n’offrirent pas de recevoir chez eux, ni de choisir un restaurant plus extra que celui de La Louvière. Ils ont de l’argent mais ils ont dit à Georgette, ce mariage ne nous convient pas, tu seras malheureuse, donc nous n’allons pas fêter cela.
Quand j’ai raconté cela à madame Bollaert, j’étais assis sur l’herbe dans le jardinet à côté de son transat. Elle murmura : « Mon pauvre garçon, tu n’es pas gâté ! ». Puis, elle se leva nerveuse, rassembla ses journaux et revues, et dit à haute voix : « J’en ai assez de te voir victime de ta famille et des Tamisard qui ont de l’argent et ne gâtent pas leur fille. Tu diras à tes parents que j’offre le déjeuner du mariage au restaurant Le Canard boiteux, un étoilé au Michelin, je connais bien le patron, je paierai tout, des zakouskis aux pousse-café, que ça plaise ou non aux parents, beaux-parents, et à ta chérie. A toi de décider. Ils peuvent être contents. Je suis ta tantie, non ? »
Elle rit, et d’une main baguée d’un saphir que je ne lui avais jamais vu. cacha sa bouche ouverte.
« Tu leur diras aussi que je prends à ma charge le coût du voyage de noces, et vous aurez une chambre au troisième étage de ma maison, avec petit salon, cuisine et un local douche-sanitaire. Location gratuite. J’ai de l’affection pour toi. »
Quand j’annonçai à mes parents l’offre généreuse de Greta Bollaert, ils ne firent aucune objection.
***
Le mariage fut conclu dans la Maison communale de La Louvière un samedi matin du mois de Mai. Temps froid malgré soleil et ciel bleu. Mon père et ma mère avaient revêtu les meilleurs vêtements de leur garde-robe. Mon père en costume gris, chemise blanche et cravate rouge, ma mère en longue robe grise s’arrêtant aux mollets et sur les épaules une écharpe de laine noire; le père Tamisard en blazer bleu, œillet blanc à la boutonnière et pantalon rouge, et sa femme en robe mauve moins longue que celle portée par ma mère, et un collier doré autour du cou.
Tout le monde souriait ou faisait semblant.
Georgette et moi, nous n’avions pas d’invités n’ayant ni amis ni amies assez proches.
C’est Madame Bollaert qui fit sensation. Elle est arrivée à la maison communale dans une Mercédès grise 280S conduite par un chauffeur de location. Une robe de couleur bleu nuit, avec un décolleté convenable et un chapeau noir en paille sur lequel étaient accrochés des muguets en satin aux feuilles vert émeraude.
A son bras, une sacoche de la marque Hermès. Monsieur Tamisard lui fit un baisemain.
Il y eut des rires quand le bourgmestre raconta une blague qu’il sortait sans doute chaque fois aux mariés, et quand Georgette ne parvint pas à glisser l’alliance à mon doigt. J’étais rouge, j’ai dû aider ma femme à l’enfoncer. On avait essayé deux semaines avant l’achat. Mes doigts avaient gonflé. Le stress sans doute.
Dans le restaurant, un bon déjeuner, un potage aux écrevisses, un poulet aux morilles et avant le dessert et le champagne, surprise, surprise, un jeune homme à mèche blonde apparut dans la petite salle, se dirigea vers madame Bollaert, lui baisa la main, et la mena à côté du piano. Elle nous fit une révérence et dit : « Je vais vous chanter une chanson en l’honneur des jeunes mariés chéris. » Le pianiste blond s’assit devant le piano droit, et madame Bollaert ajouta : « Voici les Roses blanches. »
Elle se lança, – on voyait qu’elle avait répété – tout d’un trait sans s’interrompre, portée par la musique :
C'était
un gamin, un gosse de Paris,
Pour famille il n'avait qu' sa mère
Une pauvre fille aux grands yeux flétris,
Par les chagrins et la misère
Elle aimait les fleurs, les roses surtout,
Et le cher bambin tous les dimanches
Lui apportait de belles roses blanches,
Au lieu d'acheter des joujoux
La câlinant bien tendrement,
Il disait en les lui donnant :
"C'est aujourd'hui dimanche, tiens ma jolie maman
Voici des roses blanches, toi qui les aime tant
Va quand je serai grand, j'achèterai au marchand
Toutes ses roses blanches, pour toi jolie maman"
Au printemps dernier, le destin brutal,
Vint frapper la blonde ouvrière
Elle tomba malade et pour l'hôpital,
Le gamin vit partir sa mère
Un matin d'avril parmi les promeneurs
N'ayant plus un sous dans sa poche
Sur un marché tout tremblant le pauvre mioche,
Furtivement vola des fleurs
La marchande l'ayant surpris,
En baissant la tête, il lui dit :
"C'est aujourd'hui dimanche et j'allais voir maman
J'ai pris ces roses blanches elle les aime tant
Sur son petit lit blanc, là-bas elle m'attend
J'ai pris ces roses blanches, pour ma jolie maman"
La marchande émue, doucement lui dit,
"Emporte-les je te les donne"
Elle l'embrassa et l'enfant partit,
Tout rayonnant qu'on le pardonne
Puis à l'hôpital il vint en courant,
Pour offrir les fleurs à sa mère
Mais en le voyant, une infirmière,
Tout bas lui dit "Tu n'as plus de maman"
Et le gamin s'agenouillant dit,
Devant le petit lit blanc :
"C'est aujourd'hui dimanche, tiens ma jolie maman
Voici des roses blanches, toi qui les aimais tant
Et quand tu t'en iras, au grand jardin là-bas
Toutes ces roses blanches, tu les emporteras"
On l’écouta jusqu’au bout. Madame Bollaert m’avait regardé du début à la fin. Je ne connaissais pas cette chanson si triste. Frissons partout sur ma peau.
Mes parents, d’abord étonnés, s’efforçaient de garder le sourire, puis à la fin du morceau, ils applaudirent poliment tandis que Monsieur Tamisard, enthousiaste, se leva, et alla embrasser madame Bollaert. Madame Tamisard fut prise d’un fou rire. Georgette, mon épouse ne riait pas. Elle vit que j’avais les larmes aux yeux. Me prenant la main, c’était beau, dit-elle.
Mais le clou du spectacle fut quand le patron du Canard boiteux apparut avec un grand bouquet de roses blanches qu’il remit à madame Bollaert. Et tout le monde de se réjouir y compris les serveurs qui préparaient le café et les biscuits. Je crois que le bouquet fut payé par Greta.
(A suivre)
Henri de Meeûs
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