(Extraits de brouillons manuscrits inédits d’Henry de Montherlant, achetés en juin 2019. Dossier OLYMPIQUES. Autour de 1922. Collection Henri de Meeûs) :
4e et 5e feuillets :
La leçon de foot-ball1 dans un parc
– X ne t’obéit pas. Sacque-le.
– C’est un bon joueur.
– Mieux en vaut un qui jouera moins bien mais qui t’obéira. Sacque-le.
– C’est qu’il y a des fois où 1°) il me désobéit, 2°) il viole les règles du jeu, en faisant un dribbling trop personnel, et… il rentre un but.
– Oui, je sais, c’est très délicat. Dans la guerre aussi on a vu bien des fois une victoire gagnée par un officier qui n’avait pas obéi à son chef. Tout est une question d’espèce. Cependant je te dis en général, sur le désordre, que c’est [la suite est perdue] – Qui est ce demi droit, épatant, avec une tête d’Anglais ? Il est excellent.
– C’est un nouveau. Et tu devines juste ; il est anglais.
– Alors, sacque-le aussi.
– Comment ! C’est notre meilleur !
– Raison de plus. Tu ne peux pas risquer qu’une équipe française gagne à cause d’un étranger. Et puis moi, je me refuse à te donner le moindre conseil dont tu puisses faire profiter un étranger. Qu’il aille apprendre le football chez lui.
– Hé bien, mon vieux ! Si ça continue, tu vas me les faire renvoyer tous !
– Mieux vaut perdre avec une équipe de neuf joueurs, mais tous dans ta main et de chez nous, que gagner avec une équipe de onze dont l’un est insoumis et l’autre étranger, c’est-à-dire nos ennemis. Comment peux-tu accepter de partager tous les sentiments de l’espérance, [de la] victoire, de la défaite, avec un étranger ? À la guerre, j’aurais pu mener une vie à l’abri, aisée, bien payé, avec les Américains : j’ai attendu l’armistice, pour qu’aucun de mes grand héros de guerre ne pût partager avec d’autres que les Français.
– Être dévoué, c’est-à-dire me soutenir toujours, sans que j’aie besoin de te donner les raisons de mes actes, me soutenir même si tu ne les comprends pas, même si tu les réprouves, en te disant que j’ai mes raisons que je ne dis pas et que, même quand je le parais, je ne m’éloigne jamais [de] ce que je t’ai promis. Et cependant cela serait nécessaire ! Un homme qui est vraiment tout seul, je n’en réponds pas. Mais un homme qui a une âme damnée, une seule, fût-elle pas de très grand secours et pas très importante, comme toi, celui-là j’en réponds. J’ai toujours été assez généralement détesté, toujours isolé, mais j’ai toujours eu une ou deux âmes damnées. Il y avait au collège un enfant de douze ans qui se serait laissé accuser faussement, qui se serait laissé renvoyer du collège pour moi. Il y a eu à la guerre un garçon à qui j’aurais dit : « Passe devant. C’est toi qui recevras la balle », qui serait passé en me remerciant. Il y a maintenant quelqu’un dans Paris qui tuerait si je le lui demandais, sans que je lui donne une raison. Et ce quelqu’un ne le ferait ni par affection, ni par intérêt, ni par peur. Il le ferait simplement parce qu’il ne peut pas se dérober à moi. – Bon, sans aller jusqu’à ce dévouement, dans l’équipe en qui pourrais-je avoir une certaine confiance ?
– En Beyssac2 et en Belugou.
– La précision de ta réponse me surprend et me plaît. Ton idée est donc très arrêtée là-dessus.
Commentaires de Pierre Duroisin :
1 Cette orthographe est désuète mais attestée.
2 Beyssac est un nom qui est cité dans La leçon de football dans un parc (voir Romans 1, dans la Bibliothèque de la Pléiade, p. 295 et sv.).
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Un jeune écrivain polonais, Krzysztof Tyszka-Drozdowski, fasciné par Montherlant, m’écrit à propos de Charles Maurras, à qui il consacre une thèse de doctorat :
Pour moi Maurras appartient à la même famille que Montherlant, ou pour être plus précis – au même ordre de sensibilités et de valeurs. Classicisme et raison, amour pour le monde méditerranéen, haine pour ce qui est brouillard et mystique (dans le sens de convulsions intérieures et charlatanisme artistique), bref, anti-romantisme, la valorisation de la tradition et le culte des Romains.
Montherlant n’était pas un militant, mais un génie. Maurras était un défenseur de la civilisation, et Montherlant appartenait à cette race presque disparue qui créait encore à l’intérieur de cette civilisation menacée et épuisée. Homme qui bravait la décadence par la force de sa création. Un exemple rare et remarquable, n’est-ce pas? Parfois ce sont les individus qui soutiennent toute la civilisation sur ses épaules. Montherlant est pour moi un Atlas.
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Depuis qu’il a pris sa retraite, il a rajeuni de trente ans. Dans cette chaleur de l’été, je le rencontre par hasard chez le marchand de journaux. Il est habillé d’un long short qui s’arrête aux genoux de couleur bleu ciel. Son polo est d’un autre bleu exquis, plus tendre encore. Le soleil inonde le quartier, la brise est rafraîchissante. Il est de deux années plus jeune que moi qui ne porte pas de short mais les vêtements d’été classiques d’un septuagénaire qui ne veut pas paraître plus jeune. Je ne roule pas encore en trottinette électrique avec un casque sur la tête, et je n’ai pas la minceur de mon frère rajeuni.
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Elle est ma compagne du matin, à partir de sept heures quand je viens l’éveiller pour la promenade pipi sur l’avenue, et mon amie du soir jusqu’à minuit quand je la sors pour le dernier lâchage des eaux.
Exquise créature, m’accompagnant lors de mes sorties, l’être féminin plus pudique que nombre de ses consoeurs, et plus raffinée qu’aucune autre.
A neuf heures, je l’installe sur le siège arrière de ma voiture, je l’attache à la poignée de la porte droite, et nous partons prendre le petit déjeuner sur la terrasse du Pain Quotidien, proche de la rue des Tongres, s’il fait beau, où dans l’estaminet des dames polonaises à la Place des Maïeurs de Woluwe quand le temps est pluvieux ou froid.
Croissants du matin, confiture d’orange, café et un peu de lait. Je partage avec elle quelques bouchées de viennoiseries quand elle me tend sa tête distinguée.
Elle attend patiemment que je termine la lecture des journaux achetés chaque matin. Elle se désintéresse des nouvelles. Elle sait que je suis près d’elle. Il ne lui faut rien de plus.
Je rentre chez moi pour achever les quatre quotidiens qui, je l’avoue, deviennent moins intéressants au fur et à mesure des semaines qui passent. Elle s’est précipitée sur le canapé trois places où elle peut allonger ses longues jambes et s’y reposer jusqu’à midi. Elle m’observe du coin d’un œil si je me lève, car elle guette le repas que je lui prépare chaque jour à partir de midi. Mes travaux d’écriture, ma correspondance, passent avant son déjeuner jamais servi à la minute près, mais qui le sera entre midi et une heure, j’essaie du moins.
Quand j’entre dans la cuisine communicante, elle m’entend ouvrir la porte du frigo, celle de l’armoire à provision, et préparer son repas de viande crue, de poulet tiède, de carottes cuites, de longues biscottes Heudebert ; à peine ai-je terminé, qu’elle arrive en courant. Elle ne quittera jamais le salon avant d’être certaine que tout est prêt. Pas de fatigue inutile. Pas d’attente dans la cuisine où elle ne séjourne pas. Uniquement s’y nourrir.
La fête de chaque jour est de m’accompagner à mon déjeuner vers quatorze heures, souvent dans le restaurant de mes habitudes. Quand je téléphone à X, Y, ou Z pour les inviter à partager mon repas, elle sait à qui je parle, si on viendra nous chercher ou si nous partons dans notre voiture vers le point de rendez-vous. Il suffit que je lui dise le nom de la personne du jour. Elle bondit alors du canapé et court dans tout le salon pour montrer sa joie.
Je dis : « Où est ta poupée ? Prends ta poupée ! » Elle se précipite vers son enfant chéri en peluche, qu’elle secoue dans tous les sens sans lui faire de mal.
Au restaurant, où mon équipage est connu, où les serveurs s’extasient sur sa beauté, jamais sur la mienne, elle a droit aux égards dus à la princesse qu’elle est de naissance. Elle s’allonge s’il y a un tapis près de mon siège, sinon elle reste debout durant le repas car elle refuse le froid du dallage. Elle pose sa tête sur ma cuisse à l’arrivée du plat servi chaud, guettant le morceau de viande ou la frite que je lui tendrai discrètement. C’est au dessert que le cirque commence. Elle est tellement mais tellement gourmande, qu’elle tire le lien de cuir vers le comptoir pour les BISCUITS qu’elle recevra, elle le sait, d’un des gentils serveurs amoureux d’elle. Elle commence par des gloussements musicaux qui, si les confiseries n’arrivent pas assez vite, se transforment en voix chantante, gémissante, pleurante. Tout le monde la regarde. Un récital. Elle assure le spectacle. Sa beauté excuse tout. Les biscuits coupés en petits morceaux arrivent enfin. Je les lui tends un par un, qu’elle happe sans que ses dents n’écorchent mes doigts, Enfin, elle se calme.
Je paie l’addition. Au moment où je me lève, elle m’entoure les jambes de son long corps, terrifiée à l’idée que je parte sans elle. Elle n’a qu’une idée : « Ne me laisse pas ici, seule sans toi, je n’ai que toi, je n’aime que toi. »
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Je rencontre le curé de notre église du village à 60 kilomètres de Bruxelles. Il n’a pas pris sa retraite, il a 94 ans et toute sa tête. Nous parlons de ma famille, de mes parents décédés qu’il a bien connus. J’émets une réflexion sur la désertification des églises, dont la sienne qui ne fait pas exception. Je lui dis : « Ce sont les conséquences du Concile du Pape Jean XXIII. Les églises et les couvents se sont vidés, la jeunesse a fui les messes du dimanche ou du samedi, les vocations se sont taries, les défroqués se sont multipliés, et aujourd’hui l’Eglise semble avoir touché le fond, elle ne rayonne plus. »
Je vois son visage se crisper, ses sourcils se froncer. Il me répond que dans l’histoire de l’Eglise, ce ne furent que des hauts et des bas. Comme un cycle perpétuel. Qu’il ne faut pas désespérer. Son optimisme est courageux. Je n’entre pas plus dans cette question qui le fâche.
Mon admiration pour les religieux de Port-Royal, décrits par Montherlant, qui furent anéantis par le Roi de France et par le Pape au 17e siècle.
“Il ne faut donc pas s’étonner de voir, en ce siècle, qu’on accorde couramment les desseins les plus criminels avec le zèle du service de Dieu. Et cependant l’indifférence et la dureté de ces chrétiens qui nous oppriment restent pour moi quelque chose d’inconcevable. S’il arrivait que les deux plus grandes forces en ce monde, la puissance ecclésiastique venue du plus haut, et la puissance séculière venue du plus haut, se refermassent comme des tenailles et écrasassent notre pauvre Maison, si cette conspiration de tout l’Enfer, de tous les démons de l’heure de midi, les uns en tuniques de prêtres, les autres en manteaux de rois, parvenait à ruiner cette Maison où l’on n’a cherché qu’à retrouver la foi, le sérieux et la ferveur du premier christianisme, est-ce que le ciel et la terre ne devraient point se dresser pour crier que cela est affreux ? Mais non, pas une feuille ne bougera.”
(Sœur Angélique dans le Port-Royal de Montherlant))
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Livres à conseiller :
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1) Ernst Kantorowicz, une vie d’historien, par Robert E. Lerner, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 635 p., 2019.
2) L’Age de la colère, une histoire du présent, par Pankaj Mishra, Zulma essais, 459 pages, avril 2019.
3) Tom Wolfe, Le Bûcher des vanités et Un homme, un vrai, Collections Bouquins, chez Robert Laffont, 1215 p., février 2019.
4) Meyer Levin, Crime, Editions Phébus Libretto, janvier 2017, 443 p.
5) La Guerre du désert 1940-1943, sous la direction de Nicola Labanca, David Reynolds et Olivier Wievorka, aux Editions Perrin, Ministère des Armées.
6) Truman Capote, Monsieur Maléfique, Folio Gallimard, 101 p.
7) Louis II de Bavière, Le Trône et la Folie, par Catherine Decours, Editions Fayard, Janvier 2019, 445 p.