On nous annonce que la pandémie va bientôt disparaître, que le variant Omicron dix fois plus contagieux que le précédent variant Delta, mais beaucoup moins dangereux, jouera le rôle principal du dernier acte de cette calamité. Le rideau sera bientôt baissé. On revient aux grippettes. Mais ces grippettes sont innombrables. Fin du feu d’artifice ? On ose à peine le croire. Ce film d’horreur qui depuis plus de deux ans se joue sur la planète, va-t-il vraiment s’arrêter ?
Mais on ne signale pas qu’ à cette date du 25 janvier, on n’a jamais vu autant de contaminations, d’hospitalisations et de morts chaque jour. La consolation des médecins est que les soins intensifs ne sont pas débordés, qu’il n’y a pas encore une pénurie de lits, donc calmez-vous, bonnes gens, ce n’est pas si terrible. Soyez optimistes, faites-nous confiance, disent les médecins, spécialistes infectiologues, virologues, épidémiologistes et autres dompteurs sur graphiques des petites bêtes diaboliques qui nous tuent.
Cette pandémie ne m’a pas incité à la lecture de romans. Je lis davantage les journaux. Et je regarde des films sur des chaînes, je zappe beaucoup.
Récemment, je me suis plongé dans le Journal de Kafka et dans anéantir de Houellebecq. La profondeur des écrits de Kafka n’a d’égale que la vacuité des écrits de Houellebecq. Ce dernier raconte de la façon la plus plate une histoire de cadres de sociétés financières, il dresse le portrait d’un ministre macronien qui dans la vraie vie se rengorge, dit-on, d’être un des modèles du livre. Pauvre gloire.
Les vieillards malades ont le cerveau occupé par la certitude de leur mort prochaine. Elle est au centre de leurs idées noires. Plus rien n’importe que les rares consolations matérielles qu’on veut bien leur accorder.
On découvre maintenant de nombreuses maltraitances dans certaines maisons de repos. Vieillards martyrs et sous alimentés malgré le coût de ces séjours de fin de vie.
Un ami très cher, polonais, parlant avec perfection la langue française m’envoie de Varsovie son premier roman dans une édition soignée avec en exergue une pensée de Montherlant qu’il révère. Hélas pour moi qui voudrais tellement lire son roman encensé en Pologne, je ne comprends pas un mot, pas une ligne, car la langue polonaise est à des années lumières du français pour le francophone limité que je suis.
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Extraits choisis du Journal de
Franz Kafka (1883-1924)
Portrait de Madame Tschissik, actrice, par Kafka :
Madame Tchissik (j’ai tant de plaisir à écrire son nom) incline volontiers la tête à table même en mangeant de l’oie rôtie, on croit parvenir du regard sous ses paupières quand on commence par regarder avec précaution en longeant les joues et puis on glisse à l’intérieur en se rapetissant, mais sans être d’abord obligé pour autant de hausser les paupières car elles sont haussées et laissent justement passer une lueur bleuâtre qui invite à tenter l’expérience. De la profusion de son jeu plein de vérité émergent ici et là le geste de brandir le poing, celui de tourner le bras pour envelopper le corps dans les plis d’invisible traînes, de poser les doigts écartés contre la poitrine parce que le cri sans art ne suffit pas. Son jeu manque de variété : les regards effrayés sur son partenaire, la recherche d’une issue sur la petite scène, la douceur de la voix avec de brèves montées droites qui se font héroïques sans forcer simplement par l’ampleur de l’écho intérieur, la joie qui pénètre en elle par un visage qui s’ouvre et se répand sur le haut du front jusqu’aux cheveux, son autosuffisance dans les solos sans s’adjoindre de nouveaux moyens, le geste de se redresser pour résister en forçant le spectateur à s’inquiéter pour la totalité de son corps ; et pas beaucoup plus. Mais tout y est dans sa vérité et par conséquent la certitude que ne peut lui être retiré le plus petit de ses effets.
(Kafka, Journal 1909-1923, premier cahier, p. 95, inédit essais folio Galli
mard).
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Un texte sur sa mère, par Kafka :
24 octobre 1911 : Notre mère travaille toute la journée, elle est joyeuse ou triste, c’est selon, sans revendiquer la moindre attention pour son existence personnelle, sa voix est claire, trop forte pour la conversation ordinaire, mais bienfaisante quand on est triste et qu’on l’entend subitement au bout d’un certain temps. Voilà déjà longtemps que je me plains d’être certes toujours malade mais sans jamais avoir une maladie particulière qui me contraindrait à m’aliter. Si j’ai ce désir c’est surtout parce que je sais comment notre mère sait consoler, p. ex. quand elle quitte la lumière du salon pour entrer dans la pénombre de la chambre du malade ou bien le soir, quand elle revient du magasin à l’heure où le jour commence à passer uniformément à la nuit et qu’avec ses soins et ses rapides instructions elle fait renaître le jour déjà si avancé et encourage le malade à l’aider dans cette tâche. Cette chose j’aimerais qu’elle m’arrive de nouveau car alors je serais faible et donc convaincu par tout ce que ma mère ferait et la sensibilité plus aigüe de l’âge ne m’empêcherait pas de connaître des joies d’enfant. Hier l’idée m’est brusquement venue que si je n’ai pas toujours aimé notre mère comme elle le méritait et comme je le pourrais, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. La mère juive n’est pas une « Mutter » ; le terme de Mutter la rend un peu comique (non pour elle-même puisque nous sommes en Allemagne) nous donnons à une femme juive le nom de Mutter allemande, oubliant la contradiction qui pèse d’ autant plus lourd dans le sentiment, « Mutter » est particulièrement allemand pour le Juif, inconsciemment, outre la splendeur chrétienne, il contient la froideur chrétienne, si bien qu’une femme juive appelée Mutter ne devient pas seulement comique mais aussi étrangère. Mama serait un nom préférable si seulement on n’imaginait pas « Mutter » derrière. Je crois qu’il n’y a plus que les souvenirs du ghetto pour conserver la famille juive, car même le mot Vater est très loin de désigner le père juif. (Journal de Kafka, p.98 et.99, Folio Gallimard 2021)
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Aujourd’hui je me suis retrouvé devant le conseiller Lederer, qui est venu à l’improviste, sans y être invité, avec puérilité, mensonges et ridicule jusqu’à me faire perdre patience, s’enquérir de ma maladie. Il y avait longtemps, à moins que ce ne soit finalement la toute première fois, que nous n’avions pas eu de conversation aussi intime, et j’ai senti que mon visage, qu’il n’avait jamais observé avec autant de précision, s’ouvrait pour lui dans des parties fausses, mal considérées mais qui en tout cas le surprenaient. Pour moi-même, j’étais méconnaissable. Lui, je le connais dans tous les détails. (Journal de Kafka, Folio Gallimard,p.99)
Kafka et son père :
Il est désagréable d’écouter mon père quand il ne cesse d’assaisonner de remarques désobligeantes sur la bonne situation de ses contemporains et surtout de ses enfants le récit des maux qu’il a dû endurer dans sa jeunesse. Personne ne nie que pendant des années, suite à l’insuffisance de ses vêtements d’hiver, il ait eu des plaies aux jambes, qu’il ait souvent souffert de la faim, que dès l’âge de dix ans il ait été obligé de courir les villages en poussant une petite voiture y compris l’hiver et très tôt le matin, mais ce qu’il ne veut pas comprendre c’est que ces faits exacts au regard du fait non moins exact que je n’ai souffert d’aucun de ces maux ne l’autorisent aucunement à en déduire que j’ai été plus heureux que lui, qu’il a le droit de se prévaloir de ces plaies aux jambes, qu’il suppose et soutient depuis le tout début que je suis incapable d’apprécier comme il le faudrait les maux dont il a souffert à cette époque et que tout compte fait, justement parce que je n’ai pas souffert de maux équivalents, je lui dois une reconnaissance illimitée. Comme je l’écouterais volontiers s’il parlait sans interruption de sa jeunesse et de ses parents, écouter tout ça sur le ton de la vantardise ou de la dispute, c’est de la torture. Il ne cesse de battre des mains : « Qui sait ça de nos jours ! El les enfants ils savent quoi ! De ça personne n’a souffert ! Quel enfant comprend ça de nos jours ! » La même chose aujourd’hui avec la tante Julie qui est venue nous voir. Elle a d’ailleurs le visage énorme de tous les parents du côté de mon père. Il y a juste une petite nuance fâcheuse qui fausse la position ou la coloration des yeux. Elle a été placée comme cuisinière à l’âge de 10 ans. Là elle a dû aller faire des courses dans une petite jupe mouillée, la peau de ses jambes se crevassait, la petite jupe gelait et ne séchait pas avant le soir au lit. ( Journal de Kafka, p. 264, Folio Gallimard )
Texte du Journal de Kafka du 27.XII 11
Un homme malheureux, qui n’aura pas d’enfants, est affreusement enfermé dans son malheur. Aucun espoir de renouvellement, d’aide
de constellations plus heureuses. Il lui faut suivre sa route lesté de son malheur s’estimer heureux quand son cycle est achevé et ne plus chercher à se lier pour voir si le malheur qu’il a subi en empruntant une voie plus longue, dans d’autres circonstances physiques ou temporelles, pourrait se perdre ou même produire du bien. (Journal, Folio, p.264)
Hier à l’usine, extrait du Journal de Kafka :
Hier à l’usine. Les filles dans leurs vêtements en eux-mêmes d’une saleté insupportable et chiffonnés, les cheveux hirsutes comme au réveil, la physionomie figée par le bruit continu des transmissions et celui de chaque machine qui fonctionne certes automatiquement mais s’arrête inopinément, ces filles ne sont pas des êtres humains, on ne les salue pas, on ne s’excuse pas quand on les heurte, si on leur demande un petit de travail, elles l’exécutent, mais retournent immédiatement après à leur machine, on leur indique d’un signe de tête où elles doivent intervenir, elles sont là en jupon, livrées au moindre pouvoir et n’ont même pas assez d’intelligence tranquille pour gratifier ce petit pouvoir de regards et de courbettes susceptibles de se le concilier. Mais qu’il soit six heures et qu’elles s’appellent pour se le dire, elles détachent les mouchoirs qu’elles ont au cou et sur les cheveux, se dépoussièrent avec une brosse qui fait le tour de la salle, réclamée par les impatientes, passent leurs robes par-dessus la tête et arrivent tant bien que mal à avoir les mains propres, finalement ce sont bien des femmes, que leur pâleur et de mauvaises dents n’empêchent pas de sourire, qui secouent leur corps engourdi, on ne peut plus les pousser, les dévisager ou les ignorer, on se serre contre les caisses poisseuses pour leur libérer le passage, on garde son chapeau à la main quand elles disent bonsoir et on ne sait pas très bien comment le prendre quand l’une d’elles nous tend notre manteau pour que nous le mettions.(Journal de Kafka, Folio, p. 302)