Extraits de Maîtres anciens de Thomas Bernhard : il s’agit d’une méditation sur la littérature, les arts, anéantis face à la mort de l’être aimé. Bernhard et Kafka sont les plus grands écrivains de langue allemande du XXème siècle.
« Je n’ai tout de même rien à cacher et rien à taire, a-t-il dit, avec mes quatre-vingt-deux ans, je n’ai plus la moindre chose à cacher ou à taire, a dit Reger, je n’ai donc pas à taire, non plus, que tout d’un coup j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps et toujours à nouveau pleuré toutes les larmes de mon corps, pendant des jours j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, voilà ce qu’a dit Reger. J’étais assis là et je regardais les lettres que ma femme m’a écrites au long des années, et je lisais les notes qu’elle avait prises au long des années et je pleurais toutes les larmes de mon corps. Au cours des décennies, nous nous habituons naturellement à quelqu’un et nous l’aimons pendant des décennies et pour finir nous l’aimons plus que tout et nous nous enchaînons à lui et, quand nous le perdons, c’est effectivement comme si nous avions tout perdu. J’ai toujours cru, c’est la musique qui représente tout pour moi, et parfois aussi, c’est la philosophie, la grande et la très grande et la toute grande littérature, tout comme j’ai cru que c’était l’art, tout simplement, mais tout cela, tout l’art, quel qu’il soit, n’est rien comparé à ce seul et unique être aimé. Que n’avons-nous pas fait à ce seul et unique être aimé, a dit Reger, dans combien de milliers et de centaines de milliers de souffrances n’avons-nous pas précipité cet être que nous avons aimé plus que tout autre, comme nous avons tourmenté cet être, et nous l’avons pourtant aimé plus que tout autre a dit Reger. Quand l’être aimé par nous plus que tout autre au monde est mort, il nous laisse une terrible mauvaise conscience, a dit Reger, avec une mauvaise conscience atroce, avec laquelle il nous faut exister après sa mort, et qui, un beau jour nous étouffera, a dit Reger. Tous ces livres et ces écrits que j’ai rassemblés au cours de ma vie et que j’ai apportés dans l’appartement de la Singerstrasse pour en bourrer toutes ces étagères n’ont finalement servi à rien, j’étais abandonné par ma femme et tous ces livres et ces écrits étaient ridicules. Nous croyons alors que nous pouvons nous raccrocher à Shakespeare ou à Kant, mais c’est une illusion, Shakespeare et Kant et tous les autres qu’au cours de notre vie nous avons élevés au rang de ceux que nous appelons les grands, nous laissent en plan au moment précis où nous aurions eu tellement besoin d’eux, voilà ce qu’a dit Reger, ils ne sont pas une solution pour nous et ils ne nous sont d’aucune consolation, tout d’un coup ils ne nous paraissent plus que répugnants et étrangers, tout ce que ces soi-disant grands hommes, ce que ces hommes remarquables ont pensé, et aussi ce qu’ils ont écrit par-dessus le marché, nous laisse froids, voilà ce qu’a dit Reger. Nous croyons toujours que ces hommes remarquables et ces grands hommes, comme on dit, peu importe, au moment décisif, c’est-à-dire au moment qui décide de la vie , nous pouvons nous reposer sur eux, mais c’est une erreur, juste au moment qui décide de la vie, nous sommes abandonnés par tous ces hommes remarquables, ces grands hommes et ces hommes soi-disant Immortels, dans cet instant qui décide de la vie ils ne nous donnent rien de plus que le fait que parmi eux aussi nous sommes seuls, livrés à nous-mêmes dans un sens tout à fait effroyable, voilà ce que ma dit Reger. Uniquement Schopenhauer m’a aidé, parce que j’ai tout bonnement abusé de lui dans le but de survivre, voilà ce que m’a dit Reger à l’Ambassador. Si, plus que tous les autres, Goethe, Shakespeare, Kant, par exemple m’ont dégoûté, dans mon désespoir, je me suis tout bonnement jeté sur Schopenhauer et je me suis assis avec Schopenhauer sur le tabouret tourné vers la Singerstrasse pour pouvoir survivre, car tout à coup j’ai tout de même voulu survivre et ne pas mourir, ne pas suivre ma femme dans la mort, mais rester là, rester au monde, vous entendez, Atzbacher, voilà ce qu’a dit Reger à l’Ambassador. Mais naturellement aussi, je n’ai eu une chance de survivre avec Schopenhauer que parce que j’ai abusé de lui à mes propres fins, et que je l’ai effectivement falsifié de la façon la plus infecte, voilà ce qu’a dit Reger, en faisant tout bonnement de lui un médicament de survie, ce qu’il n’est pas du tout en réalité, tout comme ceux que j’ai déjà nommés. Toute notre vie nous nous reposons sur les grands esprits, sur les soi-disant maîtres anciens, voilà ce qu’a dit Reger, et alors nous sommes mortellement déçus par eux, parce qu’ils ne remplissent pas leur office au moment décisif. Nous thésaurisons les grands esprits et les maîtres anciens et nous croyons qu’ensuite, au moment décisif pour la survie, nous pouvons les utiliser à nos fins, ce qui ne signifie d’ailleurs rien d’autre qu’en abuser à nos fins, ce qui se révèle une funeste erreur.
Nous remplissons de ces grands esprits et de ces maîtres anciens le coffre-fort de notre esprit, et nous revenons à eux au moment décisif de la vie ; mais lorsque nous ouvrons ce coffre-fort de l’esprit, il est vide, voilà la vérité, nous sommes là devant ce coffre-fort de l’esprit, vide, et nous savons que nous sommes seuls et, en vérité, dans un dénuement complet, voilà ce qu’a dit Reger. Sa vie durant l’homme thésaurise dans tous les domaines et à la fin il se retrouve tout de même vide, voilà ce qu’a dit Reger, même en ce qui concerne ses capacités d’esprit. Quelles immenses capacités d’esprit n’ai-je pas thésaurisées, voilà ce qu’a dit Reger à l’Ambassador, et à la fin je me retrouve tout de même complètement vide. Ce n’est que grâce à une ruse grossière que j’ai réussi à abuser de Schopenhauer à mes fins, à savoir aux fins de survivre, voilà ce qu’a dit Reger. Tout à coup vous savez ce que c’est, le vide lorsque vous êtes là, parmi des milliers et des milliers de livres et d’écrits, qui vous ont complètement abandonné, qui, tout d’un coup, ne sont rien pour vous sinon justement ce vide affreux, voilà ce qu’a dit Reger. Lorsque vous avez perdu l’être qui vous était le plus proche, tout vous paraît vide, vous pouvez regarder où vous voulez, tout est vide, et vous regardez et regardez et vous voyez que tout est vraiment vide, et cela pour toujours, voilà ce qu’a dit Reger. Et vous reconnaissez que ce ne sont pas ces grands esprits et pas ces maîtres anciens qui vous ont maintenu en vie pendant des décennies, mais que ce n’a été que ce seul être que vous avez aimé plus que tout autre ».
(Extraits de Maîtres anciens, de Thomas Bernard, p. 232 à 235, Gallimard 1988))
Biographie tirée de Wikipedia :
L'enfance de Thomas Bernhard est marquée par de multiples déménagements et par une maladie pulmonaire dont il souffrira jusqu'à sa mort. Au cours de sa vie, l'écrivain a plusieurs fois « pris la direction opposée », le contre-pied de ce qu'on attendait de lui, ou s'est mis à détester ses goûts et ses relations antérieures. Pur Autrichien, Thomas Bernhard n'a jamais eu de mots trop durs envers son pays, tout en enracinant une partie de sa vie dans la campagne autrichienne la plus profonde.
Thomas Bernhard naît le 9 février 1931 à Heerlen aux Pays-Bas. Sa mère Herta, Autrichienne qui y travaillait comme gouvernante, revient à Vienne en 1932, et le confie d'abord à ses grands-parents. Elle se marie en 1936. Thomas Bernhard passe ses premières années à Seekirchen, dans la campagne près de Salzbourg. L'influence de son grand-père, l'écrivain Johannes Freumbichler, récompensé en 1937 par le prix d'État pour la littérature pour son roman Philomena Ellenhub, le marquera toute sa vie. Ce sont des années heureuses. En 1938, il part vivre en Bavière avec sa mère, mais garde la nostalgie de Seerkirchen. Ses résultats scolaires deviennent catastrophiques, il vit l'école comme un cauchemar. Ses grands-parents s'installent dans la région en 1939.
En 1942, il fait un séjour dans un centre d'éducation national-socialiste pour enfants en Thuringe, où il est maltraité et humilié. Placé dans un internat nazi à Salzbourg en 1943, il revient en Bavière en 1944 à cause des bombardements alliés, puis retourne au même internat salzbourgeois en 1945. Il raconte dans L'Origine comment l'éducation après-guerre y est la même que sous le nazisme. En 1947, Thomas Bernhard arrête ses études au lycée. Il décide « de prendre la direction opposée » et commence un apprentissage dans une épicerie. Quand, début 1949, il est hospitalisé pour une grave pleurésie purulente, son état est si désespéré que les médecins le considèrent comme condamné1. Son grand-père meurt brusquement en 1949, sa mère l'année suivante, et il apprend ces deux décès par hasard dans le journal. Il ne quitte l'hôpital qu'en 1951, mais reste malade.
La période 1949-1952 marque un tournant dans la vie de Bernhard. Il profite de ses hospitalisations pour écrire de la poésie. Il tente aussi de devenir chanteur professionnel. En 1950, il rencontre au sanatorium Hedwig Stavianicek, de 35 ans son aînée, qui devient sa compagne et amie, son être vital, dont il partage désormais la tombe. Hedwig est, jusqu'à sa mort en 1984, son soutien moral et financier. Elle est la première lectrice de ses manuscrits et sans doute la seule se permettant une vive critique du travail de Bernhard.
De 1952 à 1954, Bernhard travaille comme collaborateur indépendant au journal Demokratisches Volksblatt, y écrivant surtout des chroniques judiciaires et culturelles. Il y publie ses premiers poèmes. Parallèlement, il étudie au conservatoire de musique et d'art dramatique de Vienne ainsi qu'au Mozarteum de Salzbourg. Il se lie à la société intellectuelle de Vienne, dont il fera plus tard un portrait féroce dans Des arbres à abattre. Jusqu'en 1961, il écrit essentiellement de la poésie. Il publie, en 1963, son premier roman, Gel. Il rencontre en 1964 l'éditeur Siegfried Unseld, qui dirige les éditions Suhrkamp, où la quasi-totalité de ses textes seront publiés (à l'exception notable des cinq volumes autobiographiques).
En 1965, il achète, grâce en partie au succès de Gel, une ferme à Ohlsdorf en Haute-Autriche qu'il s'attache à remettre en état. Il fait l'acquisition de deux autres maisons dans la même région en 1971 et 1972. Jusque dans les années 1980, il partage son temps entre Ohlsdorf, Vienne, et des voyages, avec une prédilection pour les pays méditerranéens (Italie, Espagne, Yougoslavie, Turquie, ainsi que le Portugal). Opéré des poumons en 1967, il séjourne de nouveau à l'hôpital en 1978, et apprend que son état est incurable. Thomas Bernhard est toute sa vie un personnage exigeant, presque maniaque. Il demande à son entourage des soins constants et, s'il est un bon vivant et d'une compagnie cordiale quand il se sent en sécurité, il suffit d'un mot pour qu'il se ferme complètement et définitivement.
La première grande pièce de Bernhard, Une fête pour Boris, est créée à Hambourg en 1970. En 1971, le téléfilm L'Italien (Der Italiener, de Ferry Radax), dont le scénario est de Bernhard, est tourné au château de Wolfsegg. Ce château est le décor de son grand roman Extinction, publié en 1986. En 1988 la création de sa pièce Place des Héros au Burgtheater de Vienne, « repaire du mensonge » comme il le dit dans sa pièce, déchaîne, dans son pays, huées, insultes, boycott et même jets de pierres de la part des nationalistes. La pièce représentée cent fois reçoit pourtant un grand succès. Elle entre au répertoire de la Comédie-Française le 22 décembre 2004.
Thomas Bernhard meurt des suites de sa maladie pulmonaire en février 1989. Dans son testament il demande que rien de son travail ne soit représenté ou publié en Autriche durant la durée légale.
Œuvre
· Gel (Frost) - 1962
· Amras - 1964 - Paris, Gallimard, 1987 (Contient Marcher (Gehen) initialement paru en 1971, repris dans l'édition de 1987.)
· Perturbation (Verstörung), 1967 (ISBN 978-2-07-070907-6)
· La Plâtrière (Das Kalkwerk), 1970
· Trois jours (Drei Tage), 1971 in Récits 1971-1982 - Paris, Gallimard, 2007, coll. « Quarto » (ISBN 2-07-078372-3).
· La Force de l'habitude (Die Macht der Gewohnheit), 1974 / Paris, L'Arche 1983 (ISBN 978-2851810304)
· Corrections (Korrektur), 1975 / Paris, Gallimard, 1978 (ISBN 2-07-077352-3)
· L'Origine (Die Ursache), 1975 / Paris, Gallimard, 1981.
· La Cave (Der Keller), 1976 / Paris, Gallimard, 1982.
· Oui (Ja), 1978 / Paris, Gallimard, 1980.
· Le Souffle (Der Atem), 1978 / Paris, Gallimard, 1983.
· L'Imitateur (Der Stimmenimitator), 1978.
· Emmanuel Kant (Immanuel Kant), 1978 / Paris, L'Arche, 1989 (ISBN 2-85181-234-3).
· Avant la retraite (Vor dem Ruhestand), 1979 / Paris, L'Arche, 1987 (ISBN 2-85181-066-9)
· Maître (Über allen Gipfeln ist Ruh), 1980 / Paris, L'Arche, 1994 (ISBN 2-85181-334-X).
· Les Mange-pas-cher (Die Billigesser), 1980 / Paris, Gallimard, 2005, coll. "Folio", n°4628, (ISBN 2-07-034802-4)
· Au but (Am Ziel, théâtre) - 1981 / Paris, L'Arche, 1997.
· Le Froid (Die Kälte), 1981 / Paris, Gallimard, 1984.
· Béton (Beton), 1982 / Paris, Gallimard, 1985 (ISBN 2-07-070388-6).
· Le Neveu de Wittgenstein (Wittgensteins Neffe), 1982 / Paris, Gallimard, 1992, coll. "Folio" n° 2323.
· Un enfant (Ein Kind), 1982.
· Le Naufragé (Der Untergeher), 1983.
· Des arbres à abattre : Une irritation (Holzfällen), 1984, (ISBN 2-07-071063-7).
· Déjeuner chez Wittgenstein (Ritter, Dene, Voss, théâtre), 1984.
· Le Faiseur de théâtre (Der Theatermacher, théâtre), 1984.
· Maîtres anciens (Alte Meister), 1985 / Paris, Gallimard, 1988 (ISBN 2-07-038390-3).
· Extinction (Auslöschung), 1986.
· Dramuscules, 1988 - Paris, L'Arche, 1991, (ISBN 2-85181-280-7).
· L'Origine : Simple indication - Paris, Gallimard, 2007, (ISBN 2-07-078384-7).
· Récits 1971-1982 - Paris, Gallimard, 2007, coll. "Quarto", (ISBN 2-07-078372-3).
· Simplement compliqué (Einfach kompliziert, théâtre), 1986, Paris, L'Arche, 1988, (ISBN 2-85-181-082-0).
· Place des Héros (Heldenplatz, théâtre), 1988 / Paris, L'Arche, 1990, (ISBN 978-2-85181-257-5).
· Mes prix littéraires (Meine Preise) - Paris, Gallimard, 2010, coll. "Du monde entier", (ISBN 978-2-07-012551-7).
· Sur la terre comme en enfer (Gesammelte Gedichte), recueil de poèmes traduit de l'allemand et présenté par Susanne Hommel, Paris, La Différence, coll. "Orphée", 2012.
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