PROTESTATION
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(Avertissement : PROTESTATION est un récit imaginaire d’Henri de Meeûs, publié dans les Carnets de ce site littéraire, soit : 1ère partie : Carnets janvier 2020 ; 2ème partie : Carnets février 2020 ; 3ème partie : Carnets mars 2020 ; 4ème partie : Carnet juin 2020 ; 5ème partie : Carnets juillet 2020 ; 6ème partie : Carnets Août 2020 ; 7ème partie : Carnets septembre 2020 ; 8ème partie : Carnets octobre 2020.)
(suite)
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Yagi avait décidé de découvrir les paysages en bordure de la Hollande dont la frontière était proche. On pédalait ferme, avec le vent de face. A gauche et à droite de la piste cyclable, des remblais de sable où poussaient des chardons. Le chemin réservé aux vélos était couvert d’un béton gris, étroit, qui rendait difficile le croisement de cyclistes arrivant dans l’autre sens. Yagi menait. Je l’entendais chanter mais sans le comprendre.
Nos vélos empruntés à Miss Westwood étaient anciens, démodés, selle haute, guidon large, de couleur noire, avec des pneus épais bien gonflés. Je n’imaginais pas notre amie se promener souvent à vélo, et moins encore avec son amie l’Ambassadrice habituée aux limousines.
Mon vélo avait un compteur de vitesse qui marquait 20 km à l’heure sur terrain plat.
Je suivais facilement Yagi. On ne voyait personne. Des dunes, rien que des dunes, et parfois, sur un promontoire de planches pour la pause pipi-sandwich des touristes, avec cabines w-c, tables et bancs de bois, et les papiers gras qui débordent des hautes poubelles, on voyait la mer si belle, échevelée, d’une pureté grise, avec ses vagues crème fraîche roulant les unes après les autres, folâtres, coquines.
De loin la mer ne me faisait pas peur. Mais de l’approcher, je n’étais pas prêt.
L’expérience de ma quasi noyade à Zandvoort était trop récente ; je ne l’avais jamais racontée à Yagi.
De loin, on voyait un village aux maisons rouges autour d’ une église blanche. « C’est la Hollande », cria Yagi. « On va boire un café. »
J’étais content de m’arrêter après une demi-heure de pédalage. Nous rangeâmes les deux vélos à côté de la terrasse d’un café, et nous nous assîmes à une table de fer. Pas d’autres clients.
Une jeune fille blonde aux cheveux mi-longs apparut pour la commande que j’exprimai dans mon meilleur néerlandais. « Een koffie en een Cola, alstublieft ».
« Il n’y a personne ici » dit Yagi, « et nous sommes en pleines vacances. »
La plage vue de la digue était déserte aussi.
– Je suis content d’être avec toi , dis-je. Il était temps de nous revoir.
– Moi aussi, je suis content. Rien de tel que de faire un peu d’exercice.
– Tu m’as beaucoup manqué durant ces vacances après la mort de ma mère.
– Je suis désolé, mais revenir des Indes en Belgique sans le feu vert de mon grand-père était impossible.
Je le vois si peu.
Soudain, il se leva, se dirigea dans l’estaminet. « Attends-moi un instant », dit-il.
J’étendis bras et jambes pour assouplir les muscles. Quel calme ! De grands oiseaux blancs passent haut dans le ciel, pour un voyage surplombant la mer. Vont-ils en Angleterre ? me dis-je. Ce ne sont pas les canards qui filent en formation de triangle, non, ces oiseaux-ci volent plus haut, j’entends leurs cris, ils me saluent sans doute.
Mais je n’eus pas le temps d’admirer le ciel, tant la sortie hurlante de Yagi, hors de la salle du café, courbé, se tenant le bras droit ensanglanté, me stupéfia.
Je me précipitai. «Fuyons, dit Yagi, une chose que j’ai vue, m’a attaqué, je crois qu’il y a des morts dans la salle. » Il enfourcha son vélo et cria « Viens vite, dépêche-toi, ne reste pas ici, c’est horrible. »
Sur son vélo, debout sur les pédales, il avait pris 20 mètres tandis que je démarrais le cœur bouleversé sans rien comprendre. Le sang coulait de son biceps sur son polo.
Arrivant à sa hauteur, je vis sa pâleur, son visage cerné. « Ne veux-tu pas t’arrêter, dis-je, pour examiner ta blessure ? »
– Non répondit-il, d’abord rentrer chez Miss Westwood. On demandera un médecin. Courage. Ne traîne pas !
– Tu crois que tu auras assez de forces ?
Je parlais d’une petite voix que je ne reconnaissais pas.
Il roulait très vite, je l’entendais geindre, le sang descendait sur son pantalon, s’élargissant en tache rosée sur les cuisses.
Le vent était tombé, le retour à toute allure nous prit quinze minutes et nous débouchâmes dans le garage de Miss Westwood, jetant nos vélos à terre. Courant à l’intérieur, je criais « Yagi est blessé, il a été attaqué, au secours, un médecin vite ! ».
Les deux amies qui n’avaient pas quitté les canapés du salon et qui buvaient tranquillement un café, se levèrent d’un bond. Je revins soutenant mon ami.
Miss Westwood alerta SOS Urgences tandis que l’Ambassadrice allongeait son fils sur un des canapés, entourant le bras blessé d’un linge qui se teinta vite de rouge.
En attendant les secours, Miss Westwood décida d’appliquer un garrot au-dessus du coude pour arrêter le sang,
Dans les cinq minutes, une ambulance arriva sous la véranda, tous feux et sirènes allumés. Deux hommes en blanc entrèrent dans la villa avec un brancard, vérifièrent le lien noué par Miss Westwood entre l’épaule et le coude, le sang avait cessé de couler. Ils embarquèrent Yagi vers la clinique du Zoute non loin de la villa. « Avez-vous prévenu la police ? » furent les derniers mots des infirmiers, tandis que Yagi muet semblait terrorisé.
J’avais eu le temps de lui saisir la main quand le brancard fut déposé dans l’ambulance.
L’Ambassadrice n’avait pas perdu son calme. Elle téléphona à la police, me demandant d’être présent pour une déposition. Elle avait vaguement compris que Yagi avait subi une agression dans l’estaminet hollandais, qu’il y avait des morts. Mais l’essentiel pour elle était que son chéri ait pu s’échapper, avait repris son vélo malgré sa blessure, qu’elle l’avait récupéré, et que j’étais indemne.
– Il n’a pas décrit qui l’avait attaqué, une seule personne ou plusieurs ?
– Madame, j’ignore comment cela s’est passé. J’étais assis sur la terrasse quand il a voulu entrer dans le café, pour payer ou pour aller aux toilettes. Il m’a dit avoir vu une chose horrible et peut-être des gens assassinés. Il n’a rien voulu dire de plus. Il a mis toute son énergie dans le retour à vélo, nous étions seuls sur la piste cyclable, nous n’avons vu personne ni à l’aller ni au retour. Sauf la serveuse dans le café qui avait pris nos commandes. »
J’avais envie de pleurer, je frissonnais.
L’Ambassadrice m’attira vers elle : « Vous avez froid, Daniel, prenez ce châle bien chaud, étendez-vous sur le canapé, la police va venir. »
Les policiers du Zoute s’étaient installés dans le salon, recevaient des ordres sur leur talkie-walkie, informaient les collègues belges et néerlandais en poste sur la frontière afin qu’ils se hâtent de sécuriser les lieux de l’agression. Ils leur recommandaient la prudence. « Soyez armés » conseillaient-ils. Ils téléphonèrent ensuite au Parquet de Gand pour signaler l’affaire au magistrat de garde.
Violet Westwood une fois les policiers remontés dans leur Volvo blanche à ruban bleu central, vint s’asseoir au bout du canapé où, entouré du châle et d’une couverture écossaise, je réprimais difficilement un tremblement nerveux et des frissons grimpant dans le dos jusqu’au sommet du crâne.
Le domestique arriva avec une théière fumante et me versa une tasse bien remplie, Il dit : « Vous n’avez pas de chance pour vos vacances, Monsieur Daniel, mais vous avez sauvé votre vie. Monsieur Yagi est blessé, j’espère qu’il sera bien soigné à la clinique et qu’il pourra rentrer dès ce soir. Le monde est devenu dangereux même ici.La vie à la mer n’est pas toujours de tout repos. On n’est plus protégé nulle part. Des gens sans instruction envahissent les plages.»
Il se tut et repartit dans la cuisine où je l’entendais remuer des assiettes.
J’avalai trois gorgées de thé, croquai un biscuit au chocolat, et fermai les yeux.
J’entendis l’Ambassadrice dire à Violet : « C’est une affreuse histoire. Pourvu que mon fils n’ait pas perdu trop de sang. Je vous remercie, ma chère Violet, d’avoir posé un garrot. »
– Oui dit Violet, le garrot peut être réalisé avec n'importe quel lien capable d'entourer le membre à partir duquel se produit une hémorragie. J’ai utilisé une ceinture et serré assez fort pour que la veine soit comprimée au point de ne plus laisser sortir le sang.
Les infirmiers semblent avoir apprécié mon travail. Yagi rentrera peut-être ce soir. Attendons jusqu’à vingt heures. S’il peut revenir avec vous et Daniel à Bruxelles, ce sera l’idéal. Je vais promener mon chien. J’ai besoin d’air. Ce fut un choc de voir Yagi, le sang sur ses vêtements, et la blessure ouverte. Pauvre garçon. Je l’aime bien. Vous avez vu sa mine ? Un fromage blanc. Viens Peter, on sort ! »
(à suivre)
Henri de Meeûs
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De Simone Weil, extraits d’Ecrits de New-York et de Londres, 1942-1943, NRF, Gallimard, Novembre 2019
« Il n’y a pas d’espérance pour le vagabond debout devant le magistrat. Si à travers ses balbutiements, sort quelque chose de déchirant, qui perce l’âme, cela ne sera pas entendu ni du magistrat ni des spectateurs. C’est un cri muet. Et les malheureux entre eux sont presque toujours aussi sourds les uns aux autres. Et chaque malheureux, sous la contrainte de l’indifférence générale, essaie par le mensonge ou l’inconscience de se rendre sourd à lui-même. » (p.231)
« La beauté est le mystère suprême d’ici-bas. C’est un éclat qui sollicite l’attention, mais ne lui fournit aucun mobile pour durer. La beauté promet toujours et ne donne jamais rien ; elle suscite une faim, mais il n’y a pas en elle de nourriture pour la partie de l’âme qui essaie ici-bas de se rassasier ; elle n’a de nourriture que pour la partie de l’âme qui regarde. Elle suscite le désir, et elle fait sentir clairement qu’il n’y a en elle rien à désirer, car on tient avant tout à ce que rien d’elle ne change.
Si on ne cherche pas d’expédients pour sortir du tourment délicieux qu’elle inflige, le désir peu à peu se transforme en amour, et il se forme un germe de la faculté d’attention gratuite et pure. » (p. 231)
« Tout ce qui procède de l’amour pur est illuminé par l’éclat de la beauté » (p. 232)
« Quelqu’un à qui on fait du mal, il pénètre vraiment du mal en lui ; non pas seulement la douleur, la souffrance, mais l’horreur même du mal. Comme les hommes ont le pouvoir de se transmettre du bien les uns aux autres, ils ont aussi le pouvoir de se transmettre du mal. On peut transmettre du mal à un être humain en le flattant, en lui fournissant du bien-être, des plaisirs ; mais le plus souvent les hommes transmettent du mal aux hommes en leur faisant du mal. » p. 233
Notice biographique sur Simone Weil
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Simone Adolphine Weil est une philosophe née à Paris le 3 février 1909 et morte à Ashford (Angleterre) le 24 août 1943.
Sans élaborer de système nouveau, elle souhaite faire de la philosophie une manière de vivre, non pour acquérir des connaissances, mais pour être dans la vérité. Dès 1931, elle enseigne la philosophie et s'intéresse aux courants marxistes antistaliniens. Elle est l'une des rares philosophes à avoir partagé la « condition ouvrière ». Successivement militante syndicale, proche ou sympathisante des groupes révolutionnaires trotskystes et anarchistes et des formations d'extrême-gauche, mais sans toutefois adhérer à aucun parti politique, écrivant notamment dans les revues La Révolution prolétarienne et La Critique sociale, puis engagée dans la Résistance au sein des milieux gaullistes de Londres, Simone Weil prend ouvertement position à plusieurs reprises dans ses écrits contre le nazisme, et n’a cessé de vivre dans une quête de la justice et de la charité. S'intéressant à la question du sens du travail et de la dignité des travailleurs, elle postule un régime politique qui « ne serait ni capitaliste ni socialiste ».
Née dans une famille alsacienne d'origine juive et agnostique, elle se convertit à partir de 1936 à ce qu'elle nomme l'« amour du Christ », et ne cesse d’approfondir sa quête de la spiritualité chrétienne. Bien qu'elle n'ait jamais adhéré par le baptême au catholicisme, elle se considérait, et est aujourd'hui reconnue comme une mystique chrétienne. Elle est aussi parfois vue comme une « anarchiste chrétienne ». Elle propose une lecture nouvelle de la pensée grecque ; elle commente la philosophie de Platon, en qui elle voit « le père de la mystique occidentale » ; elle traduit et interprète aussi les grands textes littéraires, philosophiques et religieux grecs, dans lesquels elle découvre des « intuitions préchrétiennes », qu’elle met en parallèle avec les écritures sacrées hindoues et avec le catharisme. Ses écrits, où la raison se mêle aux intuitions religieuses et aux éléments scientifiques et politiques, malgré leur caractère apparemment disparate, forment un tout dont le fil directeur est à chercher dans son amour impérieux de la vérité, qu'elle a définie comme le besoin de l'âme humaine le plus sacré. À bout de forces, elle meurt d’épuisement moral et physique et de tuberculose dans un sanatorium anglais le 24 août 1943.
(sources Wikipedia)