Quand on lit l’interview de l’écrivain américain Philip Roth accordée au Journal Libération du 30 septembre 2010, à la question s’il est très pessimiste sur l’avenir des livres et de la littérature, Philip Roth répond :
"Je suis pessimiste et je suis sûr d’avoir raison. C’est une question de temps. Les gens sont face à la dictature de l’écran de la télévision, de l’ordinateur, de l’Ipad… Ces écrans sont plus importants que les livres. Même les livres numériques, je ne suis pas sûr de ce qu’il en restera dans dix ans. Les gens ont perdu la faculté de se concentrer sur un livre. Les gens qui lisent vont devenir une secte très réduite. L’écriture va continuer mais le nombre de lecteurs va diminuer. Et à un moment ou à un autre, plus personne ne va lire. Mais bon, l’avantage d’avoir 77 ans, c’est que je ne serai plus là pour le voir.
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Anniversaire de la mort de Montherlant : 21 septembre 1972
Quand le 21 septembre 1972, jour d’équinoxe, à quatre heures de l’après-midi, Montherlant, assis dans son fauteuil dessiné par David, se tira une balle dans la gorge, après avoir croqué une ampoule de cyanure pour être certain de ne pas se rater, la France du XXe siècle perdait un de ses plus grands écrivains.
L’existence de cet homme avait duré 77 années. Sur son bureau, trois lettres, la première à son héritier Claude Barat, les deux autres au Commissaire de Police et au Procureur de la République pour les informer de son suicide et éviter à ses proches les tracasseries d’une enquête.
Dans la lettre à Claude Barat, son héritier, datée du même jour, il avait écrit :
“Mon cher Claude, je deviens aveugle. Je me tue. Je te remercie de tout ce que tu as fait pour moi. Ta mère et toi sont mes héritiers uniques. Bien affectueusement.”
Sur ce document, l’écriture est grande et ferme malgré l’horreur de l’instant. Cependant, aux dernières lignes, il y a quelque chose de tremblé et de poignant. Le “Je’’ devient tout petit, et la finale des mots s’amoindrit. La mort est là qui va l’emporter.
“Fermez-vous, Portes éternelles”. Certains ont jugé sévèrement cet acte. Peut-être ont-ils eu tort, car un suicide appelle le silence, la pitié ou la prière. On ne se suicide pas par plaisir. Le suicidé est un être qui, confronté à un degré insupportable de douleur physique ou morale, décide d’en finir. L’Eglise l’a compris : elle accueille désormais leur cadavre et leur chante le Repos éternel. Mais la mort de Montherlant, où l’angoisse n’est pas absente, est davantage celle d’un stoïcien. Habitué à respirer à une altitude hors du commun, Montherlant a voulu que sa mort soit libre, “un acte de sa seule volonté”.
Ce stoïcien affirmait qu’il ne croyait pas en Dieu. Le général de Gaulle le décrivait “longeant indéfiniment le bord de l’océan religieux, que son génie ne quitte pas des yeux, ni de l’âme sans y pénétrer jamais” (lettre à Philippe de Saint Robert). Mais cet athée écrivait des pièces de théâtre où la religion est un des principaux ressorts : Le Maître de Santiago, Port-Royal, La Ville dont le Prince est un enfant, Le Cardinal d’Espagne.
Dans ses derniers Carnets, je note ceci, qui me semble ne pas être l’attitude d’un athée convaincu :
“On peut se suicider et avoir la foi.” (Carnets 1971).
“Cet homme qui se veut chrétien, s’est tiré un coup de revolver parce qu’ il n’était plus d’accord avec le monde qu’on nous a façonné. Il a fait un signe de croix sur le revolver, l’a baisé et allez-y.” (Carnets 1970).
“Qu’il serait tentant d’aller dans une chapelle sombre derrière le maître-autel, que ne peuplent que deux vieilles femmes et vous, que n’éclairent que vos “péchés”, bouquet de cierges brûlant à la gloire du Très-Haut, assister à une messe basse dite par un prêtre qui croit.” (Carnets 1970).
Montherlant, célèbre académicien, dont les pièces de théâtre et les romans faisaient la gloire, était un mal-aimé. La critique, surtout celle des intellectuels de gauche, le dénigrait ou s’en moquait, au cours des dix dernières années de sa vie. Elle le traitait de momie, mais à chaque livre publié, elle était obligée de reconnaître au milieu de sarcasmes, que le style et le ton restaient royaux. Elle ne lui pardonnait pas sa solitude et son mépris.
“C’est en 1927 avec “Aux Fontaines du Désir” que l’on commença à m’insulter. En somme, cela ne fait que quarante ans.” (Carnets 1967).
Cet hypersensible, trop de fois blessé, vivait solitaire dans un entresol du quai Voltaire à Paris, au bord de la Seine. Un grand écrivain, même vieillard, même au sommet des honneurs, n’est jamais à l’abri. Les envieux, les haineux et les jaloux veillent dans l’ombre, et s’ils ne l’abattent pas de son vivant, ils profanent sa tombe.
“Aussitôt que je serai mort, deux vautours, la Calomnie et la Haine, couvriront mon cadavre pour qu’il leur appartienne bien à eux seuls, et le déchiquèteront.” (Carnets 1972).
Montherlant reçut un coup terrible à 75 ans. Un pamphlétaire infâme, que Mauriac, victime aussi de ses calomnies, avait stigmatisé d’“assassin de lettres”, attaqua Montherlant de la manière la plus basse, cherchant à le ridiculiser dans sa vie privée, son œuvre, ses mœurs et son physique.
Quand on connaissait la sensibilité extrême de Montherlant, on peut parler vraiment d’assassinat. Il garda le silence. Se défendre, c’était descendre au niveau de l’insulteur. Mais le petit nombre de ses défenseurs et la faiblesse de leur défense ajoutèrent à sa détresse. Un an plus tard, parut son dernier roman Un Assassin est mon maître, description clinique et romancée de l’angoisse d’un homme intelligent, isolé et sans défense, persécuté par un chef tyrannique. Aucune haine contre celui qui le persécute, mais l’analyse d’une extrême anxiété.
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Je note ici quelques extraits pris au cœur du livre :
“Il ne trouvait pas en lui de haine, pas la moindre pour celui qui lui en montrait tant.”
“Le mal de l’âme mordait plus que jamais son organisme. Au réveil, pendant trente secondes, ses battements de cœur affolés (…) et tout cela dans une atroce odeur de bête femelle lui montant du diaphragme, et souvent il vomissait avec force pour s’en délivrer.”
“Le fait de ne pouvoir parler de son état à personne lui était pénible. Comment est-ce qu’on ne meurt pas de désespoir ? Sans intervention du cœur, du cerveau, ni de la moëlle etc. sans intervention de rien de physiologique. Foudroyé seulement par le sentiment moral du désespoir.”
Ce roman parût en 1971. Montherlant se suicida en 1972. Le titre était prophétique, Un assassin est mon maître… Montherlant se tuait, non seulement parce qu’il devenait aveugle, mais surtout parce qu’il ne supportait plus ce monde horrible de mensonges, de bassesses, de haines et de compromis. Il échappait aux temps infâmes dans lesquels, prévoyait-il, “l’espèce humaine s’enfonce”.
Henri de Meeûs
PROTESTATION
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(Avertissement : PROTESTATION est un récit imaginaire d’Henri de Meeûs, publié dans les Carnets de ce site littéraire, soit : 1ère partie : Carnets janvier 2020 ; 2ème partie : Carnets février 2020 ; 3ème partie : Carnets mars 2020 ; 4ème partie : Carnet juin 2020 ; 5ème partie : Carnets juillet 2020 ; 6ème partie : Carnets Août 2020.)
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Après une demi-heure d’hésitation, Yagi avait téléphoné à sa mère. Elle lui avait demandé de patienter, qu’elle interrogerait son mari, et elle retéléphonerait pour nous donner leurs décisions, que nous devions attendre sur place.
Yagi tournait en rond dans la cafétaria, remuant des sachets de chips, ou feuilletant des revues flamandes dont il ne comprenait pas un mot. Il avait les sourcils froncés et ne me parlait pas. Je restais assis sur une chaise devant une petite table où je buvais un chocolat chaud que j’avais commandé et payé.
Les ambulanciers du 900 arrivèrent sirènes glapissantes et feux d’alarmes clignotants. Après quelques palpations, ils déposèrent Alisha sur un brancard tandis que des clients pensaient que ce basané gênait l’accès à la caisse.
Yagi expliqua en français aux ambulanciers qu’ils devaient garder Alisha en clinique, qu’il était un employé de l’Ambassade de l’Inde, que l’Ambassadeur donnerait ses instructions après le diagnostic médical, soit ramener Alisha à Bruxelles ou le soigner à Gand. L’ambulance bruyante quitta l’aire d’autoroute avec notre chauffeur qui n’avait pas dit un mot depuis son évanouissement dans les toilettes.
Enfin, la cheffe de rayon, une grande rousse cria Mijnheer, Mijnheer, tendant le téléphone à Yagi qui buvait un troisième café : « Dat is voor U, uw moeder ! »
Je n’entendis pas la conversation avec la personne que je supposais être sa mère. Il raccrocha après 5 minutes.
« Voici les ordres de ma mère, dit Yagi. Alisha restera au moins une nuit en clinique pour divers examens. Maman a téléphoné à l’hôpital de Gand et tout sera mis en route pour un examen complet d’Alisha. Elle m’a demandé s’il se droguait. Comment veux-tu que je le sache ? D’ici une heure, elle viendra nous chercher avec un domestique de l’Ambassade et nous conduira elle-même en Rolls au Zoute, Elle a une amie, Miss Westwood, qui lui propose de passer l’après-midi avec elle dans sa grosse villa, et nous ferons ce que nous voudrons dehors jusqu’à 19 heures. Programme retardé mais inchangé ! Waf ! »
J’étais content que la mère de Yagi ait pris les commandes. Femme intelligente et décidée. Elle aimait son fils et devait être désolée que notre journée à la mer commençait avec le malaise du chauffeur. Il suffisait d’attendre maintenant. Je repris un chocolat chaud tandis que Yagi sortait seul pour s’installer dans la Rolls dont il avait récupéré les clés de contact. Il est de mauvaise humeur, pensais-je. Je me rendais compte petit à petit que ma présence près de lui ne l’amusait pas. J’étais intimidé par lui, je n’osais pas lui dire ce que je pensais de sa froideur apparente.
Savais-je moi-même ce que je voulais de lui ? Ma mère me disait souvent que j’étais un inquiet, qu’il ne fallait pas me tracasser, ne pas chercher toujours à bien faire les choses. J’avais la mentalité du premier de classe, obnubilé par le devoir, la réussite, et je me prenais trop au sérieux. Yagi très intelligent, plus que moi, avait de l’humour, moi non.
Je devais me rendre compte que des personnes ne m’aimeraient pas, seraient jalouses de moi. Mais Yagi ne pouvait envier Daniel Baetens, l’orphelin pauvre, recueilli par l’Ambassadeur de l’Inde et sa belle épouse. C’est moi qui aurais pu être envieux de lui. Mais je n’ai pas ce défaut. Je préfère naturellement vivre dans une famille riche, comme celle de l’Ambassadeur, à condition d’être libre, respecté, aimé. A treize ans, l’inconnu fait peur, et sans argent on devient dépendant et exposé à tous les coups. Je faisais confiance. Je sentais que ma mère morte me protégeait.
Je retournai m’asseoir à l’arrière de la Rolls où Yagi occupait la place du chauffeur. Il avait fait démarrer le moteur, la voiture restait immobile, le changement de vitesse maintenu sur Neutre. Il s’amusait à accélérer le moteur par à coup, comme le compteur du tableau de bord l’indiquait, le moteur grondait, mais la limousine ne bougeait pas. Il arrêta quand je lui fis remarquer qu’un peu de fumée sortait des pots d’échappement.
Finalement, il retira la clé de contact, et se tournant vers moi, dit : « Tu sais, je serais capable de conduire ce tank jusqu’à la mer, mais on risquerait trop si on se faisait arrêter par un policier. Attendons ma mère. J’espère que pour Alisha, ce ne sera pas grave. Mon père sera contrarié. Tu n’as pas de chance avec les séjours à la mer. »
Pensait-il à ma quasi noyade à Zandvoort en juillet et à la mort de ma mère à l’hôtel Zuiderbad la nuit qui a suivi ? Cette nuit où je me retrouvai seul, sans rien faire que suivre les conseils de l’hôtelier qui, je l’avoue, m’aida en effectuant toutes les formalités administratives hollandaises, et notamment celle d’avertir l’Ambassade de l’Inde à Bruxelles, comme je le demandais.
Je n’avais pas encore raconté à Yagi les détails de la mort soudaine, en pleine nuit, de ma mère. Elle avait sacrifié sa vie pour m’éduquer et me garder près d’elle. Son salaire peu élevé et le métier dont elle ne parlait jamais. Elle disait : « Je travaille chez des gens qui ont besoin de mes services, je suis bien contente d’avoir de quoi payer la location de l’appartement de Schaerbeek, notre nourriture, nos vêtements, et le minerval pour tes études à St Michel. »
Je ne lui posais jamais de questions sur ses activités, pressentant qu’elle serait humiliée, qu’elle ne voudrait pas me faire de peine. Elle disait souvent : « Moins on parle, mieux c’est. »
Soudain, nous vîmes apparaître de loin, derrière les grands panneaux publicitaires de TOTAL, et feux d’alarme allumés sur le toit, une Volvo de la gendarmerie conduite par un chauffeur à képi et uniforme bleus, et assise derrière lui, la mère de Yagi qui nous faisait de grands signes.
Elle ouvrit la portière et se précipita vers la Rolls d’où Yagi s’extirpa en vitesse.
La mère et le fils s’embrassèrent.
« Je suis là mes enfants. Vous m’avez fait courir ! J’ai reçu l’aide du responsable de la gendarmerie de Bruxelles, le Général Beaurire, ami de mon mari, car il n’y avait plus de véhicules disponibles à l’ambassade. Il m’a proposé un chauffeur pour me conduire jusqu’à cette station d’essence de Sint-Denijs-Westrem, et me voilà, je vais dire merci au gendarme conducteur, et nous repartirons vers le Zoute dans la Rolls. Mais d’abord un petit passage aux toilettes. Yagi, allume le contact ! Et remercie monsieur l’officier d’avoir bien voulu me conduire jusqu’ici. »
C’est ainsi qu’à 13 heures, nous arrivâmes à la grande villa du Zoute « Les Mimosas » de Miss Westwood, amie de l’ambassadrice et passionnée de bridge.
Beau soleil, petits nuages, vent léger.
Un temps idéal pour causer sur la terrasse et boire un verre de Pineau rouge des Charentes, apéritif que nous offrait Miss Westwood pour nous remettre de nos émotions.
(A suivre)
Henri de Meeûs
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