PROTESTATION
(suite 4ème partie)
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(Avertissement : PROTESTATION est un récit imaginaire d’Henri de Meeûs, publié dans les Carnets de ce site littéraire, soit : 1ère partie : Carnets janvier 2020 ; 2ème partie : Carnets février 2020 ; 3ème partie : Carnets mars 2020.)
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J’arrivais au bout de mes peines. Yagi rentre ce soir. Atterrissage de l’avion à Zaventem à 18 heures. Le chauffeur au turban ira le chercher avec la Rolls blanche. J’étais nerveux. L’ambassadrice avait prévenu, nous nous mettrons à table quand Yagi sera rentré, peu importe si l’avion a du retard.
Son mari avait répondu en me regardant : « Le fils chéri passe avant l’époux, ma femme est tellement contente. »
Ils riaient. Mon sourire était forcé. Yagi supportera-t-il ma présence au milieu des siens ?
Je n’en voulais pas aux parents de Yagi de m’avoir accueilli à l’Ambassade de l’ Inde à Bruxelles, depuis la mi-août, alors que mon ami, leur fils, chassait le tigre chez son grand-père en bordure de l’Himalaya.
Ce furent de longues heures de solitude, dans ma chambre ou dans le jardin fleuri. Je ne parlais pas au personnel qui ne comprenait pas un mot de français. Je ne lisais aucun livre. Comme distraction, je regardais la télévision. Pour prendre l’air, je marchais pieds nus dans les pelouses autour du bassin des carpes. Je m’asseyais sur le banc de pierres bleues et je trempais les pieds dans l’eau pour sentir les gros poissons me caresser.
Les paons faisaient la roue, joyeux de me voir.
Chaque jour, je déjeunais seul à 12h30 dans l’office à côté de la grande salle à manger. Ni l’Ambassadeur ni son épouse ne partageaient avec moi le repas de midi ou du soir, toujours en représentations diplomatiques dans la capitale de l’Europe, cocktails, dîners, blabla, blablablas, et sourires à crisper les joues.
Une petite servante noiraude me servait, muette et souriante. La nourriture indienne, c’est bon, mais on s’en lasse vite. Et seul, j’avais peu d’appétit.
J’attendais avec impatience le retour de mon ami qui m’avait laissé sans nouvelles, qui ne demandait pas à sa mère, quand ils se téléphonaient, de me confier le cornet pour me dire quelques mots.
J’avais perdu toute envie d’escapade. Je manquais d’argent pour des achats dans les magasins ; l’Ambassadeur m’avait déconseillé, après mon unique échappée d’un soir, toute sortie de l’enceinte, sous prétexte qu’il était responsable de moi vis-à-vis de la Commune de Schaerbeek jusqu’à la rentrée des classes.
L’Ambassade était entourée de hautes grilles. Un policier montait la garde le jour et la nuit.
La Belgique autrefois paisible devenait un Etat où la liberté rétrécissait. On craignait les attentats, les manifestations populaires, et les cortèges d’écologistes obsédés par le réchauffement climatique.
En Belgique, le gouvernement était faible. Les partis se battaient pour les places, sans trouver d’accord pour réunir une majorité sur le long terme.
Internationalement, une tension s’exacerbait entre la Chine et l’Inde. La Bourse était mauvaise. La télévision chaque soir regardée seul dans le petit bureau me donnait des nouvelles du monde. Je m’ennuyais de plus en plus.
Quitter mes hôtes, sans revoir Yagi, rentrer à Schaerbeek dans la chambre que ma mère avait louée, mais au loyer payé maintenant par l’Ambassadeur, c’était la brouille assurée, un affront pour ceux qui m’avaient accueilli, et la certitude d’être sans secours. Je n’avais aucune idée de mon avenir, j’espérais continuer mes études au collège Saint-Michel, commencer les humanités gréco-latines, mais les maigres économies de ma mère placées à la banque du Crédit Communal ne me permettraient pas de tenir longtemps. Sans doute, devrais-je être protégé par un tuteur ? Je n’avais plus de famille. Je voulais parler de tout cela à Yagi vu que son père ne semblait pas se soucier de mes problèmes matériels. Il fallait que je m’occupe de mon sort après avoir réglé la succession de ma mère. Et je n’y connaissais rien.
A vingt-heures, on entendit la Rolls qui rentrait et les portières qui claquaient.
Je vis au travers des rideaux du salon deux servantes, affairées autour de la voiture, se saisir des valises et des sacs du fils bien aimé, en long pantalon blanc et polo bleu ciel, qui avait attendu que le chauffeur en turban lui ouvre la portière.
« Yagi est là », criais-je.
Le père et la mère souriaient, ne disaient rien, assis dans leur fauteuil, regardant droit devant eux et moi toujours immobile, je guettais la porte du salon qui allait s’ouvrir devant mon ami.
J’entendis la voix de Yagi, il interpellait un domestique.
D’un bond, il fut avec nous, baisa la main de son père toujours assis, puis entourant de ses bras les épaules maternelles, s’abandonna à elle qui s’était levée couvrant de baisers le visage de son fils. Je ne comprenais pas les mots d’amour qu’ils se disaient. Enfin, il s’écarta d’elle, vint vers moi et me tendit la main en disant : « Excuse-moi de t’avoir laissé sans nouvelles, le temps passe si vite, mes parents t’ont expliqué mon séjour chez le père de maman. J’ai beaucoup pensé à toi et à la mort de ta mère en Hollande. C’est trop affreux. » Je bredouillai oui, oui, puis me tus, les écoutant parler sans comprendre le premier mot. Ils riaient. Moi, non. Crispé intérieurement, avec un sourire figé, je les observais.
On apporta des rafraîchissement sur un large plat d’argent : verres de grenadine à l’eau, jus de pêches, biscuits au chocolat, thé darjeeling, et un whisky pour l’Ambassadeur.
Yagi assis à mes côtés sur le petit canapé rouge, était chic comme toujours. Son visage, où poussaient quelques petits poils sur les joues, était éclairé par des yeux d’un bleu profond, presque noir. Il me regardait rapidement comme s’il avait besoin de retrouver mon image.
J’étais en short , jambes nues, les pieds dans des sandales de cuir ; sur mon dos, une chemisette échancrée à carreaux bleus et blancs.
Dans la grande salle à manger où nous entrâmes, sur la table recouverte d’une longue nappe blanche, avaient été déposés trois plateaux contenant ce qu’aimait Yagi.
L’Ambassadrice choisit pour moi un blanc de poulet Biryani. Yagi, agitant les bras, penché vers moi, entonna en français un petit chant : « Un plat de poulet biryani est appréciéééé pour son onctuooositéééé, sucrées-saléééées et ses différentes saveurs … cannelle ! fenouil ! cardamome ! gingembre ! » Et surtout dit-il en me pinçant l’oreille droite : « Ne pas oublier oignons, tomate, curcuma, cumin en poudre, citron, noix de cajou et un yaourt. Le poulet Biryani est servi avec du riz basmatiiii. Ouf ! » Et il s’assit en riant, me prenant par les épaules et me serrant contre lui.
« Mon fils est un clown », dit l’Ambassadeur.
L’Ambassadrice remplit mon assiette.
«Yagi est un expert de la cuisine indienne. J’espère que vous avez faim » me dit-elle.
Yagi lui tendit son assiette : « La même chose pour moi.»
L’Ambassadeur préféra se servir une portion de Chicken tikka masala qui, m’expliqua-t-il, est un des plats indiens les plus populaires. Yagi se leva de nouveau et dit à voix très haute, aigüe, en détachant les syllabes : « Servi avec du riz basmati et du blanc de poulet, la sauce doit être concoctée avec douceur et patience puisqu'elle contient de nombreux ingrédients : cardamome, cannelle, oignons, gingembre, ail, cumin, curcuma, piment, paprika et d'autres épices indiennes. Du yaourt ou du lait de coco ainsi que du coulis de tomate doivent être ajoutés à cette préparation pour un Chicken tikka masala parfait. Je suis parfait, n’est-ce pas ? »
« Tes explications ennuient ton ami », dit sa mère.
« Mais non, pas du tout, Madame, répondis-je, je suis étonné de tout ce qu’il sait, il ne m’a jamais dit qu’il s’y connaissait en recettes de cuisine. »
Yagi se mit à rire, une main devant la bouche et se rassit.
Pourquoi avait-il débité, de mémoire, la compositions de plats de son pays ? A côté de lui, je ne connaissais pas grand-chose à la cuisine belge.
Ma mère ne cherchait pas les complications : des pâtes ou une pizza, le plus souvent, suffisaient. Nous étions des pauvres.
L’Ambassadeur et l’Ambassadrice étaient assis côte à côte et Yagi et moi, nous leur faisions face.
Les parents de mon ami étaient beaux et Yagi avait beaucoup de chance d’être leur fils. Je n’étais pas jaloux. Je me chauffais le cœur à proximité de ces êtres pour moi presque divins.
Intelligence, argent, beauté, ils étaient privilégiés. Mes pauvres parents avaient combattu toute leur vie pour un très maigre résultat ; et leur mort précoce fut un raté magistral car ils me laissaient seuls aux prises avec tant de difficultés.
Qui me protègera, qui m’aimera ?
Tandis que L’Ambassadeur servait un vin rouge sombre, un délicieux cabernet Shiraz Grover, un domestique habillé d’une longue tunique rouge à manches longues et d’un pantalon blanc apporta sur une assiette d’argent des pakoras qui sont des beignets de légumes. Il est possible de faire des pakoras avec des aubergines, des courgettes, et des pommes de terre. Il n’y a pas d’épices.
Mon visage est en sueur. Des gouttelettes de transpiration descendent de la racine des cheveux jusqu’au menton, tombent dans le cou, inondent le dos et le ventre.
J’avais bu trois verres sans pouvoir calmer le feu des épices.
L’Ambassadeur dit : « Cela suffit maintenant, car il ne faut pas vous enivrer. »
Yagi avait eu droit à un unique verre.
L’Ambassadrice demanda qu’on aille chercher une serviette à l’office pour essuyer ma transpiration. « Otez votre polo, Daniel, vous suez trop ! »
Je me levai de table et une petite servante sécha mon torse nu. On finit par m’allonger sur le canapé du salon pour que je puisse récupérer. La tête tournait. « Vous n’avez pas l’habitude, disait l’Ambassadeur. Nos plats sont toujours très « chaleureux », mais c’est une nécessité pour nous car la cuisine occidentale est fade. »
Yagi ne disait rien, je ne voulais pas le regarder, il devait me trouver ridicule.
« Le mieux serait, Daniel, que vous montiez vous rafraîchir, une douche dans la salle de bains, et changez de vêtements, conseilla l’Ambassadrice. Vous reviendrez dans une demi-heure. En attendant, mon mari et moi, nous écouterons Yagi raconter ses souvenirs de vacances. Nous mangerons une glace à la pistache pour le dessert quand vous reviendrez. »
Je compris qu’il était inutile de demeurer avec eux ; je quittai le canapé et regagnai lentement ma chambre par l’escalier de service.
Je pleurais intérieurement, je me sentais mal. Le vin et les plats épicés étaient trop relevés pour moi. Ils ont voulu fêter le retour de Yagi avec une nourriture qu’il aimait.
Mon ami n’avait pas exprimé beaucoup de joie à me revoir. C’est ce que je craignais.
Son silence durant le séjour chez son grand-père. Pas une conversation téléphonique entre lui et moi depuis le début des vacances !
Orphelin sans parents ni cousins ni amis, qu’allais-je devenir ? Il était temps de parler à l’Ambassadeur, de lui exprimer mon inquiétude.
Je me résolus à me baigner dans l’eau tiède de la salle de bain qui séparait ma chambre de celle de Yagi. Reprendre mes esprits. Refroidir cette chaleur qui enflammait ma tête. Je fermais les yeux, flottant bras écartés dans le bassin bleuté. J’étais seul. J’avais pris soin de fermer la porte à clé pour avoir la paix. Je plongeai la tête sous l’eau, puis tout mon corps, afin de tempérer le feu qui m’avait allumé.
A Zandvoort, j’ignorais tout de la nage au risque de me noyer dans les vagues.
Ici les jours d’attente à ne rien faire m’avaient donné l’occasion de nager seul chaque jour dans la pièce d’eau aux robinets d’or.
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(A suivre)
Retour sur la pandémie de mars 2020
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La Belgique, un des pays champions du monde de la surmortalité, (soit le nombre de morts par cent mille habitants), reprend souffle. Il n’y a plus, fin juin-début juillet, chaque jour, que 85 nouveaux contaminés et 9 décès. Certains virologues-infectiologues annoncent la probabilité d’un rebond après les vacances et l’apparition des malades dans la catégorie des jeunes de 2 à 12 ans (vu les nombreuses écoles qu’on a rouvertes) et des adultes de 30 à 40 ans, qui n’ont pas respecté les « gestes-barrière », les « mesures de distanciation » durant leurs vacances et voyages.
C’est de leur faute, disent-les virologues, ils font la fête, se serrent les uns contre les autres, ne se protègent plus avec un masque. Mais s’asseoir deux ou trois heures dans un avion, être assis dans un métro, un tram, un autobus, collé à un voisin, est-ce la faute du futur contaminé ?
Les restaurants ne démarrent pas ou très lentement. Les gens se méfient. Voir les serveurs masqués qui transpirent en vous servant, vous engage à ne pas revenir.
Penser que les chefs dans leur cuisine surchauffée portent un masque, est une illusion. Pauvres gens, pauvres esclaves !
J’ai renoncé à porter un masque au cours de mes promenades avec Lola dans le Parc de Woluwe en semaine, soit le matin soit l’après-midi, car il y a très peu de monde, et donc peu de risque d’être frappé par les « gouttelettes » des piétons, coureurs de jogging, cyclistes, vieillards accrochés l’un à l’autre.
Mais le samedi et le dimanche en cas de soleil, attention danger ! Car le parc est rempli d’adultes, d’enfants, jouant, se poursuivant, sans masques, s’embrassant jeunes et vieux dans les rires et les cris, insensibles aux menaces des virologues.
Bouger est essentiel. Il est nocif de respirer avec un masque qui coupe le souffle, fait transpirer, accélère vos pulsations cardiaques et la buée sur les verres de lunettes.
En outre, c’est une grande fumisterie ces masques ! Agé de plus de 65 ans, j’ai reçu, de ma commune de Woluwe St Pierre, un seul et unique de couleur noire pour affronter le virus. Un seul masque ! C’est grotesque. Un cadeau de deuil.
Les millions de masques commandés par l’armée belge furent livrés fin mai-début juin quand le virus se calmait, mais ces masques ne répondaient pas aux critères de sécurité tels qu’exigés dans la commande de l’Armée. Le peuple belge rigole. Qui sera puni, poursuivi, car les masques sont non conformes et iront dans les poubelles ? Personne sans doute. Payera-t-on la facture du fabricant- vendeur de ces millions de masques ? Le dossier devenu politique à toutes les chances d’être classé sans suite. Ni coupable, ni responsable, comme souvent en Belgique.
La population devient hystérique malgré le déconfinement peu réussi : ce ne sont que cris et fureurs à propos de racisme, de féminisme, de sexisme, d’écologie, d’actes de vandalisme sur les statues des rois Léopold II et Baudouin Ier. On veut débaptiser des rues. Des analphabètes donnent des cours d’histoire. La haine monte. Les valeurs anciennes sont ridiculisées. Qui viendra calmer le jeu ? Un second virus peut-être plus violent encore, de Chine ou d’ailleurs, et tout le monde sera à nouveau confiné dans la terreur.
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