PROTESTATION
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Un récit de fiction de Henri de Meeûs
(Première partie)
1-
Parfois je me demande si tout va bien. Il est impossible de me présenter autrement que sous les traits d’un être humain. Quand je vois la masse des créatures humaines, je me dis qu’elles sont laides, vulgaires, méchantes et intéressées. Qu’ai-je à voir avec elles? Pourquoi ai-je été poussé hors du ventre de ma mère ? Drôle de prouesse ! Dire que c’est très esthétique, non. Ai-je eu le choix ?
On ne discute pas avant d’entrer dans la maison des morts. On y est. Et là, débrouillez-vous. Cela prendra du temps, un peu beaucoup, et puis couic, on est happé et on ressort, par une autre porte, dans la nuit d’où personne n’est revenu pour annoncer Cool, restez calmes, c’est très beau là-bas, c’est plein de lumière, c’est l’amour éternel !
Je demande à voir. Promesses, promesses, mais rien de certain. Nous prend-t-on pour des imbéciles ? Je commence à le croire. Et j’ai soixante-dix ans. Trompé tous les jours de ma vie par des discours niais, rassurants pour ne pas exploser de colère. Les moutons imbéciles tondus, découpés, puis consommés. Qui mangera ma chair…
Je n’aurais pas dû accepter d’entrer dans la poche amniotique et grandir fœtus, et téter mon pouce durant la grossesse.
Le pire pour moi, ce furent les bombes. Neuf mois de bombardements et ma mère, – et moi dans son ventre –, à courir de-ci de-là pour échapper aux murs qui s’écroulent, aux maisons qui s’éventrent, aux incendies qui lèchent les vêtements et carboniseront mon père un soir qu’il dormait. Il n’avait pas entendu l’appel de ma mère. Jean, Jean, fuyons, les sirènes hurlent. Ma mère aurait pu gagner un cent mètres. Bonne athlète à l’université. Pointe de vitesse sur la fin. Sprint élégant, féminin, toujours sur le qui-vive, lui a sauvé la vie. Tandis que mon père lourd, endormi, résigné, n’a pas cru sa dernière heure venue la nuit du tapis de bombes sur la ville, tempête de feu et déluge de flammes de cinquante mètres de hauteur, et notre quartier en cendres avec les femmes, les hommes et les enfants, les chats et les chiens, pauvres bêtes, sauf ma mère dans son sprint de gazelle enceinte, qui bondit de paroi en paroi, d’effondrement en effondrement, sous ses pas de fuyarde, elle qui aspire les dernières bouchées d’air pour nous retrouver tous les deux, moi dans son ventre, au bord des étangs hors de la ville, sauvés des flammes de l’Enfer.
Elle pleure.
Et moi je pleure d’arriver bientôt, tête en avant sur une table de cuisine, un mercredi soir, entouré de femmes aux grandes mains qui m’extirpent du logis sacré, seul, inconnu, monstre rouge, plissé, avec un cordon ridicule, un sexe postiche, de grandes oreilles, et une peau de mauve velours sous laquelle mon esprit se cache, pauvre amour pétrifié, victime innocente, lancée dans l’horreur de l’abattoir par la faute de parents imbéciles. Trop tard ! Piégé ! Impossible d’en sortir. J’entends les machines qui découpent.
Deux villes bombardées durant la Seconde guerre mondiale
Chaque jour deux cent mille humains meurent sur cette planète. Sans compter les centaines de milliers, disons les millions de créatures animales qui se dévorent allègrement pour vivre plus longtemps. Vivre et tuer. Tuer pour vivre. C’est la planète ASSASSINAT. Terre est un pseudo pour ne pas épouvanter les moutons.
Vous êtes parqués sur la planète ASSASSINAT aux mille couleurs, mais votre compte est bon, quoique vous inventiez, pour essayer de fuir un sort inévitable.
Mentez, enivrez-vous, achetez, consommez, jouissez, faites l’amour, soyez des chefs, des savants, et vous pauvres femmes, sainte mères, putains courageuses, victimes de maris-amants-gorilles, votre sort en est jeté ! Pas d’échappatoires sur la planète ASSASSINAT.
Je hurle, je me débats, on m’écrase, on coupe le cordon, on me serre dans des draps, je pisse, je défèque, je proteste, maudite terre qui me voit apparaître pour mieux me trucider.
De quel droit m’avez-vous mis au monde, race crédule, si glorieuse d’enfanter ? Criminels géniteurs qui sans demander mon avis, m’avez propulsé sur une planète où le mot d’ordre est meurtre, tuerie, folie, enfermement, obéissance, règles et lois, punitions, maladies, châtiments, hurlements, prison, tortures et condamnations à mort. Pleurs sans fin, larmes par nappes qui forment des ruisseaux, puis des rivières et des fleuves, pour arroser des visages trop secs, des bouches serrées sur les dents jaunies de chiquer l’amertume. Visages creusés de rides après les premiers émois infantiles du cœur et du sexe énamourés. Pauvres innocents piégés par l’amour. Je n’ai jamais vu des vieillards enlacés sous les arbres se baisoter le visage des heures durant dans les parcs publics. L’amour des vieillards est hideux. Mais ils ne le savent pas. Ils veulent oublier que la trappe est ouverte et le linceul étendu sur le lit funéraire.
***
Ma mère me plaça dans une institution. Elle n’avait plus d’argent ni de mari. La guerre finissait dans les ruines. Villes dévastées. Campagnes désherbées, sans bestiaux. Partout de la boue, des cendres et un air suffocant car les ennemis avaient lâché des nuages toxiques sur le beau paysage. Les plantes et les oiseaux mouraient.
Je persistais à vivre petit enfant habillé de gris dans une pension que gardaient deux femmes, deux sœurs disait-on, l’une rousse, l’autre blonde, grandes maigres, occupées à nourrir chichement vingt petits qu’elles levaient à l’aube de leur lit glacé, mouillés dans leurs langes, poussés dans les pleurs et les cris vers des bassines d’eau froide pour les débarbouiller, les changer, les asseoir sur de petits pots de chambre, pipi, caca, avant d’aller dans la salle de classe où une table couverte d’une toile cirée verte nous accueille avec la bouillie, porridge de lait et d’eau tiède.
Les deux femmes s’acharnent à nous enfoncer dans le gosier une nourriture fade qui fait hurler ; certains petits se jettent à terre plutôt que de la manger. Les claques pleuvent. Nous sommes ramassés, remis sur le banc devant la table, secoués par Luce et Berthe, nos mères de substitution, nos nourrices comme disent les voisins qui entendent nos cris.
***
Je restai cinq années dans cette maison sise à la campagne au bord d’un chemin de sable par où passait la rare carriole qui nous approvisionnait. Les parents ne venaient pas visiter leurs enfants placés là. J’ai le souvenir de petits ligotés sur leur haute chaise, qui gémissaient, la tête renversée, les yeux fixes, le torse recroquevillé par des douleurs sans que Luce et Berthe les soulagent.
Nous sortions rarement de la maison.
Pour prendre l’air, il y avait la vaste cour arrière au sol bétonné où s’accumulaient, depuis des mois, des choses entassées que les deux femmes n’avaient pas apportées à la décharge, journaux, cartons, vieux papiers, branchages, buchettes minuscules, casseroles usagées, boîtes en plastique, canettes de bière, et tout et tout, et même un vieux matelas souillé de traces brunes. Ces déchets nous servaient de jouets. Parfois, fouillant dans l’amas des débris, nous dérangions des rats. Nos cris accompagnaient le hurlement des deux sœurs.
Je parlais peu. Je marchais à trois ans car personne ne m’avait aidé. Les enfants vivaient à quatre pattes. Il fallait attendre le bon vouloir des gardiennes pour qu’elles choisissent tout à coup un enfant retardé et lui inculquent les rudiments de la station debout et de la marche. Elles nous laçaient d’un corset de cuir retenu par des lanières, et nous hissaient sur nos jambes, nous obligeant ainsi soutenus et taquinés par une petite cravache, à mettre un pied devant l’autre, les bras grand écartés et un rire plein de larmes. Quand nous pouvions marcher sans leur aide, elles fêtaient l’évènement en donnant à l’enfant une grosse sucette rouge, la plus belle des récompenses que les autres petits regardaient avec envie.
Elles nous couchaient à sept heures dans le grenier qui s’étendait sous le toit.
Les matelas s’alignaient les uns contre les autres, et nous nous blottissions sous des couvertures usées quand le vent soufflait dans les tuiles. Le silence au lit était une obligation sinon les gifles volaient.
Parfois nous entendions les deux soeurs qui chantaient en bas sur un fond de musique. Elles récupéraient de la fatigue du jour, se préparaient des nourritures lourdes avalées avec de la bière. Le samedi soir, nous entendions des voix d’hommes qu’elles invitaient. Des clameurs montaient vers le grenier. Une seule fois, – je n’oublierai jamais cela alors que nous dormions tous –, des hommes sont arrivés bruyants, ont allumé les lampes pour nous réveiller et nous regarder de plus près. Ils retiraient les couvertures, tâtaient nos bras, nos mollets, nous pinçaient les joues. Nous avions peur. Puis, ils ont éteint l’éclairage et rejoint les deux sœurs qui criaient de nous laisser tranquilles.
Pour mes cinq ans, ma mère est venue me voir. Et je suis rentré le même jour avec elle. Je voyais qu’elle pleurait.
2-
Nous avons habité ma mère et moi dans une rue de Schaerbeek près de la Place Meiser. Il y avait quelques magasins, un café, un coiffeur. Nous occupions un premier étage. Un escalier en bois, qui n’avait plus été repeint depuis des lustres, menait à la chambre meublée, un lit, une armoire, un évier à gauche, un lavabo à droite. Rien de plus. Ma mère installait pour mon coucher un petit matelas à l’autre bout de la chambre. Les toilettes à l’entresol devaient être partagées avec une vieille fille locataire du rez-de-chaussée.
Je me souviens de la patience de maman sprinteuse et de ses efforts pour améliorer la façon de m’exprimer. Petit à petit, je prononçais des phrases, je choisissais des mots plus précis. Comme ma mère travaillait à l’extérieur, elle me plaçait pour la journée chez une gardienne, dame âgée, qui habitait à cinq minutes à pied de la maison. Cette femme gentille poursuivait le travail de rééducation commencé par ma mère. Les jouets ne m’intéressaient pas. J’aimais parler. Parfois, elle me disait : « Tu me fatigues mon petit, je vais me coucher, reste dans le jardin et lis un livre d’images. »
Mais ces livres d’images, je les connaissais par coeur. Je me réfugiais aussi dans la lecture des Paris-Match qu’elle achetait chaque semaine. J’admirais les photographies de belles femmes, des actrices, mais aussi celles des cadavres, des mitraillettes, des canons, des chars et des enfants qui couraient nus sous les bombes.
Quand ma gardienne s’aperçut que j’aimais regarder les Match et d’autres revues empilées sur un meuble de son petit salon, elle comprit que le mieux serait de m’apprendre à lire. L’intérêt des textes qu’illustraient les photos me fit progresser et à six ans, je lisais sans tout comprendre.
Ma mère ravie de constater mon avancement m’inscrivit, après un entretien avec le directeur de l’école chrétienne la plus proche, en seconde année des classes primaires. Si j’avais un retard pour l’écriture, j’étais en avance pour la lecture. Après trois mois, j’étais un des meilleurs élèves de la classe. Le professeur écrivit une fin de semaine sur la carte dorée hebdomadaire Votre fils a une belle petite âme, ce qui ravit ma mère fière de montrer cette carte à ma gardienne, à l’épicière, à la boulangère, qui esquissaient toutes un sourire moqueur. Je remarquais cela. Ma mère non. Pauvre mère si fière de moi. Si elle me voyait maintenant ! Dans quel état je suis ! Pourquoi m’avoir mis au monde ? Elle n’a pas réfléchi quand elle se pâmait d’amour pour son petit garçon !
Pauvre de moi, gémissant sur mon sort comme une statue de pierre que le lierre recouvre dans un jardin non entretenu, que des tapis de mousse verdissent, je chante mon échec dans un monde qui ne laisse aucune chance à qui veut le découvrir. Tout est double. Jour et nuit. Bien et mal. Racine et branche. Bouche et anus. Inspirer, expirer. Rire et pleurer. Cela ne s’arrête jamais. On balance d’un extrême à l’autre, insatisfaits, impatients, saisis de bougeotte perpétuelle comme les insectes qui dans les jardins d’été bruissent la nuit sous les lampes. Pauvres déchets, pauvres ruines, le temps passe si vite, tout est inutile.
Bon élève, j’avançais chaque année avec les félicitations données aux premiers de la classe. L’élite était récompensée. Ma pauvreté, la profession modeste de ma mère ne furent pas un obstacle. On me citait en exemple sans savoir que le soir, sur la table de cuisine après le souper, j’étalais mes cahiers et mes livres tandis que ma mère, enfin libérée de ses tâches, s’enfonçait dans le fauteuil, l’oreille collée à la radio au son maintenu bas pour ne pas me déconcentrer. A dix heures du soir, je la voyais se lever, éteindre le poste et la lampe près de son fauteuil. Elle rangeait la chambre, se déshabillait dans le coin sombre, puis montait dans son lit dont les ressorts grinçaient, disant : « Bonne nuit mon chat, je te laisse à tes études. »
Je terminais mes leçons, puis je gagnais mon réduit, enfilais mon pyjama, me lavais les dents, les mains au lavabo, ensuite je m’abritais sous le drap et la couverture jaune, je regardais deux ou trois minutes le plafond faiblement éclairé par la lampe de chevet. Quand j’entendais les soupirs de ma mère et bientôt ses ronflements, j’éteignais.
Pauvre petite mère toujours pressée, nerveuse, avec des tics sur le visage, des clignements d’yeux trop fréquents comme si une araignée passait sur sa figure, spasmes incontrôlés pour lesquels elle ne consultait pas, qui l’enlaidissaient, qui me gênaient face aux étrangers qui la voyaient pour la première fois. Je craignais le ridicule.
Elle se regardait souvent dans le miroir au-dessus du lavabo, ajustait sur sa petite bouche le bout du rouge à lèvres framboise que j’aimais – je lui disais j’adore la couleur de ta bouche – elle m’embrassait alors dans le cou disant je t’aime mon petit, sache que je t’aime. Je me laissais faire. Mes seules caresses.
Qui d’autre m’aimait ?
Je n’avais pas d’ami. En cherchais-je ? Non, mes camarades du collège étaient des garçons qui s’intéressaient à des choses idiotes : le foot, les marques d’automobiles, les collections d’images, je ne sais plus. Mon intelligence, ma rapidité de réaction, les éloignaient de moi. Ils me respectaient car j’étais beau et capable de me battre si l’on me cherchait. Ma meilleure défense était mes réponses qui leur clouaient le bec. Je n’avais pas d’ennemis car j’aidais ceux qui peinaient à comprendre les exercices ; je dictais les réponses, je facilitais leur travail.
En dernière année des primaires, arriva lors de la première semaine de septembre un garçon aux cheveux très noirs et au teint cuivré. Il s’appelait Yagyanarayan Singh. Le professeur nous dit de l’appeler par son diminutif de Yagy et lui fit prendre place à mes côtés sur le banc du troisième rang. Je reçus la mission de lui prêter main forte car il connaissait mal notre langue. Il avait douze ans comme moi. Ses yeux noirs, la beauté de son visage, le velouté de sa peau me donnaient envie de l’embrasser.
Il me remercia de l’aider et, grâce à moi, fit de rapides progrès. Les professeurs me félicitèrent.
Le bruit courut dans la classe qu’il était issu d’une famille de maharadjahs. Je lui posai la question quand je me retrouvai seul avec lui. Il répondit oui avec un sourire dents blanches qui me transporta et dit : « Soyons amis, veux-tu ? Je t’inviterai chez moi. »
Je restai silencieux et lui serrai la main.
Il était nécessaire d’abord et avant tout d’informer ma mère.
Ma mère écarquilla les yeux comme chaque fois qu’elle était surprise. Après s’être pincé les lèvres, elle dit : « N’accepte pas encore. Je vais prendre des renseignements sur eux. »
Ce qu’elle fit, je ne sais comment. Un matin que je beurrais une tartine, elle me dit debout derrière moi : « Ton ami est le fils de l’ambassadeur de l’Inde à Bruxelles. Il est exact qu’il descend des maharadjahs de Kishangârh. Tu feras ce que tu veux s’il renouvelle son invitation. Tu dois comprendre cependant qu’il sera impossible de la lui rendre. Personne ne doit venir ici. »
Recommandation superflue.
En classe, Yagy fut vite un bon élève, parlant et écrivant notre langue de mieux en mieux. Il était le premier pour les mathématiques, cours qui l’ennuyait car il était en avance. Il reçut rapidement une dispense lui permettant d’étudier deux fois par semaine l’algèbre, la géométrie, la chimie et même la physique avec un professeur du collège qui enseignait dans une section de garçons plus âgés.
A la fin de la classe, après seize heures, je le regardais se rendre à ses cours particuliers. Il ne se vantait pas. Pour lui, c’était naturel.
Bientôt le mois de mai et la beauté du ciel. Un matin que nous entrions ensemble dans la cour de récréation – je voyais s’éloigner la Rolls de l’ambassade – Yagy me dit : « Mes parents aimeraient que tu viennes goûter samedi après-midi à l’ambassade. Es-tu libre ? »
Je répondis oui.
***
(A suivre)
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Livres à conseiller :
1) Le Père Michel-Marie Zanotti-Sorkine, D’un amour brûlant, éditions Artège, octobre 2019, 148 pages.
2) Charles Dickens, Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Quarto Gallimard, octobre 2019,1009 pages.
3) Vladimir Nabokov, Lettres à Véra, (sa femme), Le Livre de Poche biblio, septembre 2019, 1239 pages.