Plus le vieillard avance vers la tombe, plus il s’obsède du bon fonctionnement de ses intestins.
Pour corriger des écarts de conduite, Dieu peut faire apparaître une maladie afin que la créature pécheresse reprenne en douceur le droit chemin oublié. Dieu opère de la façon la plus délicate. Il est la douleur et le remède. Il donne du temps à la réflexion du malade, isolé dans le silence et l’inaction.
J’apprends avec joie que Montherlant est lu, en français, avec admiration en Pologne par de jeunes intellectuels. Rien n’est perdu !
Quand je sors mon chien, je crois que souvent, c’est elle qui oriente la marche. Elle connait les meilleurs chemins. Elle me promène. Que de louanges sur sa beauté lors de rencontres avec d’autres maîtres-maîtresses de chiens. Je répète toujours la même chose : « C’est un lévrier anglais, elle s’appelle Lola, elle a sept ans, elle sait qu’elle est très belle ». Beaucoup de personnes à chien semblent ne connaître pas l’espèce de lévriers whippets.
On admire la longévité de ceux qui meurent à 98 ou 100 ans, ou plus encore. Mais qui dira les dernières années de quasi paralysie du corps qui ne quitte plus le fauteuil ou le lit et parfois l’effondrement de l’esprit, nécessitant l’aide épuisée des proches. Et souvent, c’est l’entrée, pour y séjourner parfois plus de dix ans, dans des séniories où d’autres vieillards (dix femmes pour un homme) partagent les dernières lueurs dans ces groupes de personnes toujours assises, raisonnant tout haut, certaines dominant, d’autres victimes, face à un personnel qui vient d’on ne sait où, parfois gentil, doux, serviable, mal payé, patient, peu dégoûté, même admirable et sur qui la famille peut compter ou pas. Et enfin, dans ce cadre de vie ralentie, ramenés à l’enfance avec le corps encombrant de vieil adulte, mourir dans une chambre identique aux autres chambres, loin à tout jamais du confortable chez-soi, ayant tout perdu, jusqu’à ne plus reconnaître mari, enfants, petits-enfants, isolés déjà dans un mutisme de pré-mort. Quelles sont leurs pensées ?
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Le plus tragique dans le texte des Evangiles est, à mon avis, moins la mort du Christ, que son cri d’agonie : « Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ». Car pour le dogme chrétien, le Christ est Dieu, Il s’est proclamé Dieu, Fils de Dieu, en totale union avec son Père, Dieu unique en trois personnes, Père, Fils et Saint Esprit.
Les Pères de l’Eglise ont beaucoup discuté pour dire que par ce cri, le Christ manifestait sa nature humaine (à la fois vrai Dieu et vrai homme) et qu’Il nous représentait dans notre propre abandon face à Dieu.
Je signale le commentaire moderne d’un professeur d’exégèse biblique, Sébastien Doane, de l’Université Laval à Québec :
« L’Évangile de Marc présente un Jésus qui meurt dans l’abandon le plus complet (Mc 15, 25-39). Ce récit est très différent des autres évangiles où Jésus semble en contrôle de la situation, en pardonnant le péché de ceux qui le crucifient ou en dialoguant avec les autres crucifiés. En Marc, Jésus reste muet après sa condamnation par Pilate. Ses disciples l’ont tous abandonné. Sur la croix, les seules paroles attribuées à Jésus sont transmises en araméen, sa langue maternelle : « Eloï, Eloï, lama sabaqthani ? Ce qui signifie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » (15,35) On est loin de la crucifixion comme un accomplissement ou comme une élévation vers le ciel.
Jésus exprime l’abandon et l’incompréhension qu’il ressent envers Dieu. Il le fait en citant le début du Psaume 22. Ce psaume commence par un cri de désespoir devant l’angoisse de la mort, mais il se termine par la découverte de la présence surprenante de Dieu au côté de celui qui crie. Il passe donc de l’abandon à la présence de Dieu.
La réaction de Dieu
Est-ce que Jésus a réellement été abandonné par Dieu? Le témoignage des évangiles ne se termine pas avec la crucifixion. Dieu ne laisse pas Jésus dans l’abandon. Pourtant, une certaine image « interventionniste » de Dieu meurt en même temps que Jésus sur la croix. Dieu n’est pas intervenu pour le sauver de la mort. La réaction de Dieu devant l’exécution de Jésus se voit dans les événements qui suivent. Le voile du Temple se déchire. Selon la croyance de l’époque, c’était le lieu de résidence de Dieu sur terre. Il y a un lien entre cet événement et les rituels de deuil où l’on déchirait ses vêtements. En quelque sorte, nous avons l’image d’un Dieu qui entre en deuil en déchirant le voile du Saint des Saints.
Un témoin déconcertant
Le récit de la passion en Marc se termine avec une phrase inattendue. Un centurion romain proclame que Jésus était le Fils de Dieu. Pourtant, il s’agit d’un païen représentant les forces mêmes qui ont crucifié Jésus. Plus tôt dans l’évangile, ce titre de Fils de Dieu a déjà été proclamé par un démon. Maintenant, c’est au tour d’un païen de révéler l’identité de Jésus. Du point de vue de ce centurion, la crucifixion de Jésus n’était pas le lieu d’abandon de Dieu, mais plutôt le lieu de la révélation de sa filiation divine. »
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La beauté de ces Jours de Pâques de 2019, la fraîcheur, la lumière éclatante jouant sur les verts des feuillages et des prairies, montrent un renouveau, comme si la Résurrection du Seigneur avait lavé la nature. Quelle chance pour les créatures humaines et animales de vivre dans cette fraîcheur.
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Quai de l’Equinoxe, par Philippe Le Guillou
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« Dans ma mythologie parisienne, le quai Voltaire occupe une place particulière. Il ne m’attire pas seulement pour les boites de ses bouquinistes où il arrive qu’on trouve encore des éditions précieuses, il m’attire parce qu’il est indéfectiblement lié à ma toute première émotion littéraire, la découverte de la mort d’un écrivain dont, à l’époque, j’ignorais tout, le suicide de Montherlant un jour de septembre 1972.
Quel hasard m’a brusquement poussé à lire le journal local, ce samedi après-midi, à feuilleter ces pages que le collégien que je suis consulte de façon intermittente?
Le souvenir m’est resté intact, les conditions de la découverte aussi, je suis chez mes parents, dans le Finistère, je n’ai de la littérature qu’une approche désincarnée et scolaire, et voici que tombe sous mon regard la relation de la mort consentie d’un écrivain, une après-midi de septembre, au moment de l’équinoxe, un écrivain qui met fin à ses jours alors qu’il bascule dans la cécité. (…)
Un étrange sentiment m’envahit. Je me rappelle avoir reposé le journal, saisi, incapable de poursuivre la lecture. Je le redis : je n’ai, à ce moment-là, pas lu la moindre ligne de Montherlant ; c’est quelques années plus tard que je céderai au charme des Carnets et du cycle des Jeunes Filles, la littérature est encore pour moi une terre inexplorée, les écrivains que je connais appartiennent au passé, ce sont des momies empesées par l’apprêt scolaire et l’approche psychologique. (…)
Et si ouvert, si varié qu’ait été ensuite le spectre de mes préférences lorsque j’ai entrepris de lire, vraiment d’aimer la littérature et de la vivre, jamais Montherlant n’aura perdu sa place primordiale et liminaire. La découverte de cette mort n’a cessé de germer en profondeur, de déployer ses ramifications secrètes, m’orientant, en marge de ce qui se dit en classe, du côté d’une autre littérature, aimée et admirée clandestinement, une littérature qui résiste aux scalpels, aux outils d’analyse, à une certaine forme de discours critique, si fruste soit-il. (…)
Oui, Montherlant n’est guère apprécié de mes professeurs et de mes condisciples : Mallarmé, Lévi-Strauss ou Robbe-Grillet recueillent plus facilement leurs faveurs. C’est donc seul, à contre-courant – solitude et singularité sont des qualités essentielles pour entrer profondément en littérature –, que je me plonge dans le cycle des Costals, entre niaises, vieilles filles rancies, chaisières et bécasses, la misogynie de Montherlant m’amuse, mais avec cette voracité qui caractérise les néophytes, je vais tout lire, les pages si belles, si poétiques d’Aux fontaines du désir et d’Un voyageur solitaire est un diable, Les Bestiaires et Les Olympiques, les variations des Carnets, sur l’époque, l’Antiquité, le monde, ses travers et ses ridicules, le désir et la volupté, les aléas de l’actualité, la marée du soir qui arrive.
Une forme de fétichisme, je l’avoue, me lie à cet auteur. Des formules me captivent, que je cite à l’envi : le célèbre « En prison pour médiocrité » que prononce l’admirable Ferrante dans La Reine morte, et le « Libéré pour crétinisme ! » qui en est l’écho, bien des années plus tard dans Va jouer avec cette poussière. Sans doute n’y a-t-il pas les rhizomes, les adhérences vives qui, au même âge, m’attachent à Gide, à Proust, à Gracq, mais ceux-ci sont d’obédience exclusivement littéraire alors qu’avec Montherlant c’est autre chose qui se dessine, une vie libre, un appel à partir et à étreindre la beauté du monde, une lucidité décapante, j’oserai le mot, une leçon de vie. Tout ce que je lis chez Montherlant est comme adossé au sacrifice de l’équinoxe, je parcours une existence et des livres à l’aune de cette exigence radicale, éthique et romaine.
Je n’ai pas de passion particulière pour la tauromachie et l’Espagne, le libertinage et l’univers des collèges de garçons, mais j’entre vraiment dans l’univers de Montherlant et j’admire la diversité des voix : celle du romancier, parce que c’en est un à l’évidence et bien plus novateur que certains, qui ne l’ont jamais lu, peuvent le prétendre ; celle du dramaturge, parce que le théâtre togé et comme promis de façon native aux planches du Français ne me rebute pas, bien au contraire ; celle de l’essayiste, de l’auteur de notes arrachées à la dispersion et à la poussière des jours, parce que j’y entends un accent, une vérité, une authenticité rarement atteinte dans l’expression de soi au cours du dernier siècle.(…)
Le Montherlant de mes années d’études, découvert en solitaire, sauvagement, intensément, porte l’auréole, il n’a rien à voir avec « le Buste à pattes » de Céline ou les investigations profanatrices menées par un Sipriot dans les années 1980. Je suis resté fidèle à cette double découverte et j’ai tenté de la transmettre. Plusieurs fois, dans mes années de professorat, j’ai fait lire Montherlant à mes élèves, et il y a quelques années avec des étudiants de Sciences PO j’ai expliqué des pages de La Reine morte : autant dire que jamais avant ce séminaire ils n’avaient entendu parler de cet auteur… »
(Extraits du livre remarquable Le Passeur, de Philippe Le Guillou, Chapitre : Quai de l’équinoxe, Editions Mercure de France, 2019).