L’ANNIVERSAIRE
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(Récit inédit)
Elle vivait dans une grande maison entourée d’arbres sombres. Le toit, depuis longtemps, menaçait de s’envoler, mais, ô bonheurs qu’elle dégustait chaque matin au réveil, les tuiles tenaient bon, les châssis s’accrochaient aux charpentes, les briques collaient encore l’une à l’autre.
Soixante-dix ans depuis deux jours. On avait fêté son anniversaire.
Ce matin-là fut comme un autre. Elle s’éveilla et tournant le visage à droite vers le mur, elle vit la tendre figure de son petit-fils qui dormait encore dans le lit jumeau. Ils faisaient chambre commune depuis quatre ans, car la nuit, seule, elle souffrait d’angoisses qu’une présence dissipait. Le petit avait sept ans, les bras sortis des draps, les paumes renversées sur la blancheur de l’oreiller.
Elle le regarda, but au visage si pur, se redressa et sortit du lit, étirant son corps dont elle entendit les petits craquements.
A la salle de bains, elle inspecta son visage, ses rides, ses beaux yeux brillants, et fit une rapide toilette. Ils sont fous de dépenser de l’argent pour ma fête. Avec la crise, et Jean qui a perdu sa situation, on devrait économiser.
Jean était son gendre. Un grand escogriffe à lunettes, qui avait la particularité de renifler toutes les trois minutes. Pauvre Hélène, elle est bien à plaindre. J’étais opposée à ce mariage. Mais amoureuse, elle ne m’a pas écoutée. La voilà dans le pétrin. Je reconnais qu’ils s’aiment.
Elle se sourit dans la glace, puis traversant la chambre devant le petit-fils qui dormait, elle sortit en fermant doucement la porte derrière elle.
Le corridor était sombre. Elle vit de la lumière dans la cuisine. Marthe la simplette, engagée il y a un an, dressait la table pour le petit déjeuner : bols de café, beurre, pain gris, pain blanc, confiture d’orange, pain d’épices, et pour les petits, assiettes de lait chaud où tremperaient les corn-flakes et les groseilles.
Mes enfants, mes beaux enfants, mes doux, mes petits que j’aime tant, que je serre contre moi tout le jour, toute la nuit, je vous nourris, je vous offre ce que j’ai de meilleur. Si elle avait pu, elle leur aurait donné du lait de sa poitrine, mais celle-ci hélas…
Elle dit : « Marthe, avez-vous bien dormi, avez-vous rêvé ? »
- Je rêve pas, Madame, je rêve jamais.
Ah ! Et elle ouvrit une armoire pour les bavettes, les serviettes qu’elle nouerait autour des cous délicats, des cous chauds, des cous mignons de ses petits, de ses adorés.
« O mes délicats, levez-vous, il est l’heure ». Et elle remonta vers les chambres, ouvrit les portes, cria :
- Mes colombes, il est l’heure, réveillez-vous.
Elle effleurait les cheveux, découvrait les visages enfoncés sous les couvertures, tout rouges, tout chauds.
Il y avait Pierrot, cinq ans, torse nu. Il y avait Jeanine en chemise de nuit longue à fleurs bleues, les cheveux bouclés sur des joues arrondies, brunes, et des yeux comme de petits pruneaux sous de longs cils. Il y avait Jérôme et Marc qui dormaient dans le même lit : les jumeaux, six ans en été et des taches de rousseur sur tout le corps, ces jumeaux qui parlaient peu. Elle se disait souvent pourvu qu’ils ne soient pas un peu retardés. Il y avait Rose et Berthe, deux gamines de huit et neuf ans, filles de son fils aîné malade depuis trois ans qui aspirait à disparaître de cette planète. Elle soupira car elle aimait son fils, mais elle détestait la maladie.
Les deux petites ne supportaient pas le moindre rai de lumière dans leur chambre. Quand elle entrait le matin pour les éveiller, elle avait l’impression de pénétrer dans un tombeau égyptien. Pour atteindre la fenêtre et ouvrir les rideaux – il n’y avait plus de lustre au plafond, mais une petite lampe de chevet mal placée de l’autre côté du lit – elle butait dans les souliers, les voitures de poupées. Quand elle lâchait un sacrebleu, elle entendait parfois un petit rire. « Allons, mes chéries, dépêchez-vous, c’est ma fête, levez-vous ». Et les deux enfants sautaient du lit pour se hâter vers la salle de bains où déjà d’autres petits s’activaient. On n’était pas très courageux. Gants de toilette à peine mouillés, nez effleurés, petites brosses à dents introduites dans les petites bouches pour brosser doucement les petites dents si douces, puis grands bruits d’eau crachée dans le lavabo, puis galopade vers les chambres pour les habillages, les rires et les blagues.
Tout le monde fut prêt. On pouvait descendre.
Elle entra dans sa chambre. Son chéri de sept ans bâillait assis sur l’édredon du lit. Il attendait sa grand-mère.
- Comment me trouves-tu ?
Il lui montrait le costume revêtu pour la fête. C’était un habit de velours bleu avec un col blanc orné de dentelles.
Elle dit : « Toi, tu es mon chat, mon seul chat ».
Il se glissa par la porte ouverte et disparut.
Elle ouvrit la fenêtre. Du brouillard flottait sur les sapins. Pourvu que le soleil perce. Et elle descendit les rejoindre.
Henri de Meeûs
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La fratrie (frères et sœurs, frères, sœurs) peut être comparée à un char tiré par plusieurs chevaux. Comme un char des Jeux romains de l’Antiquité. A tour de rôle, chacun des enfants conduit le char tiré par ses frères et sœurs chevalins. Chaque cheval est différent, âge, force physique, caractère, phobies, nervosité, stress, apathie, etc…
Il faut donc être un très bon conducteur pour piloter le char en maîtrisant les chevaux. On imagine le plus jeune des enfants debout seul dans le char tiré par ses aînés, chevaux puissants, rétifs, mordants, prêts à foncer ou rebelles, tirant à hue et à dia.
Il risque la grande bascule comme celle de certains chars dans le film Ben-Hur. Les chars concurrents s’accrochent, se fracassent et éparpillent, sur le sable, chevaux et conducteurs. La course se termine pour eux. Malheur à ceux qui ne parviennent pas à garder leur place dans la fratrie !
Dans une fratrie, chacun doit trouver vite la place qu’il essaiera d’occuper durant sa vie. L’arrivée et la découverte des beaux-frères et belles-sœurs, dites « pièces rapportées », parfaits inconnus pour la plupart, compliqueront le jeu. Les sœurs se retireront dans la famille de leurs époux ; les frères souvent dirigés par leur femme deviendront esclaves du travail et pères nourriciers. La fratrie exposée aux mariages changera de nature. Des tensions naîtront, comme les non-dits, les jalousies et les soucis rapaces.
On ne choisit pas ses frères ni ses sœurs, c’est connu, on choisit ses amis. Mais la fratrie vous oblige à vous confronter à ces personnes qui composent la famille, arrivées plus tard, par hasard, pour qui aucun sentiment véritable n’est ressenti que celui d’une politesse froide. C’est le mieux. Quand on découvre les trahisons, l’argent seul moteur pour certains, on se rend compte tard, trop tard, de l’illusion que fut, trop longtemps, la croyance en un amour familial solide dans lequel avait baigné la fratrie durant les quinze premières années de la vie.
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Sur le choc du deuil :
« L’impact du choc est d’autant plus percutant qu’il est bref et radical. La première réaction est l’incrédulité, on ne peut pas y croire ! Ce n’est pas vrai ! Il va revenir ! Les hurlements de désespoir caricaturent cette impossibilité d’accepter le drame.
Ces hurlements s’apparentent à ceux des enfants ayant des terreurs nocturnes qui appellent désespérément le retour de la mère protectrice. La mort d’un proche déclenche une tension épouvantable qu’il faut expulser. Chacun réagit à cette perte selon son registre émotionnel, avec des larmes, des cris, des malaises et plus gravement, une sidération qui paralyse l’esprit et le corps à la manière d’un mort-vivant. Autant de réactions qui s’approchent de l’image de la mort, entre l’évanouissement et le zombie.
Selon les cultures et les liens familiaux, ce choc est partagé avec une intensité variable. Ensemble, on pleure, on prie et parfois on maudit la destinée. Cette fusion collective s’éteint après son apogée dans la cérémonie funèbre, et replonge l’endeuillé dans son vide. C’est un moment de désarroi immense qui transforme les larmes en colère, qui peut flamber au moindre détail, mais encore davantage quand l’entourage réclame sa part financière du cadavre encore brûlant de chagrin. Ce retour aux affaires de la réalité, qui amène à vendre la maison et à partager ce que l’on croyait bien à soi, comporte des risques affectifs pour tous les protagonistes. Le travail de deuil se cristallisera sur cet instant cruel et les rivalités d’enfants ressurgiront séparant les frères et sœurs jusqu’au prochain décès. »
(Extrait de l’article « Deuil et angoisse de mort » de Philippe Hofman, page 80, dans le livre Face à la mort, 289 pages, sous la coordination de Jacques Delga, , MA éditions, Paris 2018. Philippe Hofman est un psychologue clinicien, gérontologue et essayiste).
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MA SŒUR
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(Récit inédit)
C’est une triste histoire, un drame, dit Madame Trempe la voisine. Le village n’en parle pas beaucoup par délicatesse pour ma mère. C’est bien triste pour les parents, une fille qui soudain ne parle plus. A dix-huit ans. Du jour au lendemain.
Je me rappelle, il y a trois ans, on l’attendait à table pour le souper. A sept heures, mon père s’inquiète, regarde à la fenêtre. Où est Josée ?
Ma mère essuie ses mains au tablier, se gratte la chevelure : « Où est Josée, chez son amie certainement, elle aurait dû prévenir qu’elle rentrerait tard. »
A huit heures, ma sœur n’était pas là. On mangeait en silence. Mon père n’était pas content. Je restais silencieux, je n’avais pas la moindre idée.
Soudain, au moment où nous pelions chacun notre pomme pour le dessert, Josée est entrée dans la cuisine, très pâle, les cheveux défaits. Il y avait du sable sur ses jambes. Elle s’est assise, a voulu saisir une assiette, mais son bras tremblait.
Ma mère s’est levée, a dit : « Josée, pourquoi rentres-tu si tard ? »
Josée pleurait la tête penchée. Mon père lui tenait la main, qu’as-tu Josée ? Ma sœur ne répondait pas. Ses yeux fixaient un point à l’intérieur d’elle-même. Des larmes coulaient sur ses joues.
Ma mère a posé la tête de ma sœur doucement sur sa poitrine, a dit, ma petite Josée, explique-toi, je ne serai pas fâchée. Mais ma sœur pleurait toujours.
Je lui ai tendu mon mouchoir. Elle fermait les yeux, elle ne me regardait pas. Papa a dit : « Josée, cesse de pleurer, que s’est-il passé ? » Il lui a touché le bras. « Parle Josée, pourquoi pleures-tu ? »
Il s’était levé avec sa voix d’autorité. Ma sœur avait les épaules secouées par les sanglots. Elle ne se maîtrisait plus. Son visage était rouge comme en colère, mais il n’y avait pas de colère. Je vis son corps saisi d’un tremblement et elle tomba sur le carrelage de la cuisine.
Ma mère s’est précipitée vers elle. Elle lui a fait respirer de l’eau de Cologne, a humecté les tempes pour que Josée revienne à elle. Mon père lui tapotait les joues, me disant va chercher le Docteur, va vite, et moi courant vers ma bicyclette, je ramène le médecin qui était chez lui, qui ausculte Josée, qui dit à ma mère, il faut la mettre au lit, laissez-la se reposer, on l’interrogera demain.
Il lui a fait une piqure dans la fesse, ma mère l’aidait à tenir Josée tranquille.
Mais le lendemain, Josée n’a pas voulu sortir de sa chambre, et n’a rien voulu dire ni à ma mère ni à mon père, ni à moi son frère qu’elle aimait bien pourtant.
Le médecin a chuchoté, ma mère s’est tournée vers mon père. Ils ont quitté la pièce, ont discuté dehors afin que je n’entende pas. Je caressais le chien mon Arthur avec qui je me promène chaque soir et qui se demandait pourquoi je ne sortais pas avec lui.
Depuis ce temps, ma sœur n’a plus voulu parler. Elle ne pleure plus, elle garde la tête droite avec parfois un geste de la main sur son visage. Elle reste assise longtemps sur le banc devant la maison au soleil, et jette des morceaux de pain aux poules qui s’agitent autour d’elle.
Ma mère pense qu’il faudra la placer à l’Institut de Lovenjoul, mais cela coûtera cher. Mon père ne dit rien, ne rit plus, a parfois les larmes aux yeux.
Hier, Josée m’a croisé en montant les escaliers. Elle s’est penchée sur moi et a déposé un petit baiser sur ma joue, puis elle est entrée dans sa chambre, elle a fermé la porte.
J’ai dit à maman Josée m’a donné un baiser sur la joue, c’est la première fois depuis trois ans. Ma mère a dit les médicaments commencent à agir. Mais le Docteur pense qu’elle ne parlera plus jamais. Madame Trempe est du même avis. Mon père a dit oui, c’est ça, c’est comme ça.
Henri de Meeûs
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