On voit rarement un homme seul pousser une voiture ou une poussette où est assis un enfant ou un bébé. Si c’est le cas, l’homme avance rapidement, le dos vouté, le regard vers le sol, gêné, malheureux, comme dépouillé de ses attributs virils. Par contre, plus fréquemment, la marche du père avec son fils sur les épaules, assurée, fendant la foule, comme un saint Christophe. L’honneur est sauf. La paternité devient glorieuse.
Les ennemis ont parfois des moments de répit : francs sourires, poignées de mains, yeux dans les yeux. Il y a de l’amour dans la haine. C’est ce que Trump et l’homme aux fusées nord-coréennes expérimenteront sans doute : « Embrassons-nous, Folleville ! »
(Note :.Embrassons-nous, Folleville ! est une comédie-vaudeville d'Eugène Labiche et Auguste Lefranc, représentée pour la première fois à Paris au théâtre du Palais-Royal le 6 mars 1850. Elle fut adaptée en opérette sur une musique de Valenti en 1879).
La mort d’une proche vous amène dans un état de sidération. L’inattendu arrive. Quelques jours de clinique, amélioration de l’état de la malade, puis, tout à coup une hémorragie et elle s’en va, loin, loin, loin, pour l’Eternité. Agitations, préparatifs funéraires, messe de funérailles, fatigues multiples, puis le tombeau refermé, détente, relax, les batteries à recharger pour ne pas s’obscurcir dans le deuil.
Tout est relatif, personne ne souhaite quitter ce monde, même les plus détachés, les plus religieux. On s’accroche à la vie, on donne sa confiance aux médecins jusqu’à en mourir, parfois.
La Mère de famille
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(Récit inédit)
Nous avions tant d‘enfants, Docteur, mon mari adorait les enfants. Il en voulait quatorze. Il m’avait épousée très jeune, à dix-huit ans. Il avait trente-cinq ans.
Il m’avait prévenue, Mariette, nous aurons quatorze enfants. Vous vous rendez compte ? Je n’ai jamais osé le dire à ma mère avant mon mariage. Elle aurait refusé le gendre.
Moi, j’aimais les enfants, je me disais on verra bien. Mais il me répétait sans cesse, nous aurons quatorze enfants, ma chérie. Je l’aimais, j’acceptais.
Cela a commencé tout de suite. J’étais enceinte de trois mois le jour de notre mariage.
Cela ne s’est pas arrêté. Un enfant la première année, des jumeaux deux ans après, chaque année ou presque un bébé, chaque fois un gros bébé, je devenais de plus en plus maigre. Au septième enfant, en huit ans, ma mère pleurait, j’étais si maladive, je toussais, j’étais blanche, j’avais mal partout. Mon mari s’occupait des enfants. Il me disait tu les mets au monde, je m’en occupe.
Il les lavait, les habillait, les nourrissait, les promenait. Il fallait le voir en rue, poussant la voiturette avec trois petits dedans, et quatre autres enfants s’accrochant à leur père.
Il avançait doucement les yeux pleins de tendresse pour ses petits. Les gens le saluaient, d’autres se moquaient de lui. Moi, je restais à la maison assise dans le grand fauteuil à regarder le jardin. Je ne sortais jamais. Je donnais le sein au dernier né. Mon mari m’enviait. Il disait j’aimerais aussi allaiter. Je riais, je disais tu es le père, je suis la mère.
Le soir, nous jouions avec les enfants. Nous les posions sur le tapis du salon, en rond. Ils battaient des mains car nous courrions autour d’eux. Je devais en saisir un brusquement et l’emporter. Mon mari me rattrapait avant que je n’aie reposé le petit à sa place dans le cercle.
Les enfants trépignaient. Parfois, dans la course, je tombais avec le bébé, nous roulions à terre en riant. Quand l’enfant ne se remettait pas bien de la chute, ses frères et sœurs apportaient de petits seaux en plastique remplis d’eau et lui jetaient le contenu à la figure, pour qu’il se réveille. Nous avons connu rarement des accidents. De toute façon, nous ne le faisions pas exprès.
Au neuvième enfant, ma santé s’est fortement détériorée. Je ne quittais plus mon lit. Mon mari m’apportait de la nourriture six fois par jour dans de petits pots de verre qu’il réchauffait. Il avait renoncé à faire venir le médecin. Ils n’y connaissent rien, disait-il, tu es fatiguée, dors, tu vas récupérer.
J’entendais de ma chambre les enfants crier ou rire selon l’humeur mais ils n’entraient jamais chez moi, leur père ne voulait pas qu’ils me fatiguent.
Repose-toi, me disait-il dix fois par jour. Il me laissait tranquille, il ne dormait plus avec moi.
Quand il voyait que j’avais une meilleure mine, il chantait :
Voilà la petite mère aux neuf enfants
Qui voudrait, qui voudrait
En avoir quatorze ou quinze
Avec son petit mari
Le tout gentil
Rikiki
A la naissance du dixième, j’ai cru mourir, Docteur, je n’en pouvais plus, j’ai accouché dans ma chambre, mon mari n’était pas là. Il était parti s’occuper des courses quand les contractions ont commencé. Très fortes et rapides. J’avais fermé à clé la porte de ma chambre pour que les enfants n’assistent pas au spectacle. Mon mari avait sur lui un double de la clé. Nous avions convenu que les enfants ne seraient pas témoins de la naissance.
Mais cette fois, j’ai cru que j’y passais.
J’étouffais, je n’osais pas trop crier pour ne pas alarmer les enfants qui jouaient dans la pièce à côté. Derrière la porte, ils disaient : « Maman, Maman qu’est-ce que tu as ? Maman ouvre la porte ! »
J’étais toute en sueur. Après une heure, l’enfant est venu, un bébé blond, Charlie. J’ai dû me débrouiller seule pour terminer le travail. Mon mari n’était toujours pas rentré.
J’ai séché l’enfant, l’ai débarbouillé, je l’ai couché dans le berceau. J’ai crié aux enfants : « Vous avez un petit frère. »
Ils ont chanté une chanson :
Quel bonheur, quel bonheur
D’avoir un Papa
Quel bonheur, quel bonheur
D’avoir une Maman
Comme les nôôôtres.
C’est le refrain que mon mari leur avait appris.
Je me demandais où restait mon mari. Les enfants derrière la porte disaient qu’ils avaient faim, qu’ils voulaient voir Charlie.
Soudain, j’ai entendu du bruit. Je me suis dit, c’est mon homme avec les provisions. Mais les enfants étaient silencieux.
J’ai dit: « Qu’est-ce qu’il se passe ? »
J’entends une voix forte. « Où est votre Maman ? ». C’était une voix inconnue.
Les petits ont répondu Maman est derrière la porte.
Des coups furent frappés.
J’ai dit : « Qui est là ? » Comme si je m’éveillais, « Qui est là, qui est-ce ? »
- Madame, dit la voix, ouvrez la porte, c’est la police, il y a une mauvaise nouvelle, votre mari a été écrasé par un camion quand il traversait la route avec ses paquets. Mort sur le coup.
Alors, Docteur, j’ai ouvert. Ils ont vu l’état de la chambre, Charlie dans son berceau.
Ils m’ont conduite à l’hôpital avec Charlie. Je suis fatiguée.
Henri de Meeûs
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« Les devoirs envers un mort ne consistent pas à entretenir une tombe, ce qui n’est rien. Ils sont d’une tout autre qualité. Ils consistent à traiter le mort comme lorsqu’il était là pour se défendre, alors qu’il ne peut plus se défendre (…). Là est la piété, là est le plus haut devoir envers un mort, qui puisse être conçu ». (Henry de Montherlant, Va jouer avec cette poussière.)
« Qui veut s’approcher de Dostoïevski doit accomplir toute une série d’exercitia spiritualia : il lui faut vivre des heures, des journées, des années au sein d’évidences contradictoires. Il n’y a pas d’autre moyen. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut entrevoir que le temps n’a pas une, mais deux dimensions et même plus, que les lois n’existent pas depuis l’éternité, mais nous sont données, données pour que le péché se manifeste, que c’est la foi et non les œuvres qui sauvent, que la mort de Socrate peut ébranler le formidable « deux fois deux quatre », que Dieu n’exige que l’impossible, que le vilain caneton peut se transformer en beau cygne blanc, que tout commence ici, mais rien ne finit, que le caprice a droit aux garanties, que le fantastique est plus réel que le naturel , que la vie, c’est la mort, et que la mort, c’est la vie, et d’autres vérités du même genre qui, de toutes les pages de Dostoïevski, nous dévisagent de leurs yeux étranges et terribles ». (Léon Chestov, Les Révélations de la Mort, Sur la balance de Job, pages 111-112, Editions Le Bruit du temps, février 2016)
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