Sur notre terre, la femme est une déesse. Toute puissante. Elle accueille la semence et fait naître la vie nouvelle. Elle est porteuse, nourricière et éleveuse. Son rôle est primordial. L’homme est un appoint secondaire, utile certes, mais remplaçable dans le processus de la procréation. L’homme est un pion du jeu.
La femme déesse toute entière plongée dans la vie, du matin au soir et du soir au matin, pense d’abord à son nid, à ses petits. L’homme est considéré par elle comme un gardien, un protecteur après avoir semé. Mais elle sacrifiera sans hésiter l’époux- gardien si ses petits sont en danger.
Cette osmose avec la Terre, cette fusion instinctive avec la Nature, font que la femme est en première ligne et ne peut se permettre de prendre une distance avec sa physiologie et son instinct maternel. Vivant au premier degré, elle a rarement le sens de l’humour et goûte peu d’être taquinée.
La médecine est capitale pour elle car ce sont les médecins qui peuvent seuls la sauver, elle et les petits ; toute sa vie ses bébés, ses chéris. Il suffit d’écouter les conversations de dames réunies entre elles, ce sont toujours des récits de cliniques, d’opérations, d’erreurs médicales, de maladies et de guérisons.
Le médecin détient la vérité. Elles avaleront les médicaments prescrits, se soumettront aux régimes, aux visites médicales et aux scanners, totalement confiantes dans le diagnostic médical.
La femme est une grande victime de son corps, plus vite abimé et vieilli que celui des hommes. Mais elle mourra plus âgée que l’homme.
La femme croit à l’amour et dépense pour le trouver, le conserver, une énergie qui l’épuise car l’homme choisi reste superficiel, peu intéressé, en général, par sa progéniture. Les pères absents, qui n’ont que leur job ou des distractions stupides dans la tête, sont légion. L’homme succombera vite aux tentations de la chair, quitte à se repentir, la main sur le cœur, de ses fautes à l’épouse qui souvent pardonnera.
La femme cherche l’amour malgré les déceptions, et, même âgée, perd du temps sur des sites de rencontre, à la recherche du prince charmant qui, convoitant d’autres femmes, lui fait croire qu’elle est l’unique et la plus jolie. Elle se méfie peu du séducteur car elle est assoiffée d’amour.
Quand les enfants sont adultes, la femme se retrouve avec un mari qui n’a plus grand-chose à dire, les corps sont lassés, c’est la tiédeur, la relation de convenance et les secrets non-dits.
Mais la femme règne, déesse et victime dominante, prenant de plus en plus de place, repoussant l’homme papillon, insecte spermatique, dans les recoins de la vie.
L’homme-roi n’en a plus pour longtemps. L’épouse-mère, la femme dirigeante occuperont, bientôt, tout l’espace.
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LA NONAGENAIRE
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(Récit inédit)
Allo, c’est toi Gisèle ? C’est Mémé ici, Mémé Gentinnes. Je te remercie d’avoir téléphoné hier à quatre heures, mais nous étions installées au jardin pour mon anniversaire, oui, toutes les pensionnaires de l’Institut. Pour mes nonante ans.
J’ai été fêtée comme une reine.
Nous étions assises chacune dans nos petites voitures autour de la grande table du jardin. Le Directeur avait apporté un gâteau avec neuf hautes bougies. Il a eu des difficultés pour les allumer à cause du vent. Nous avons ri de ses efforts.
Allo, tu m’entends Gisèle ?
Oui, je te remercie pour ton cadeau, je l’ai reçu ce soir, emballé, c’est joli, je le poserai sur la table de ma chambre.
Le Directeur a découpé les tranches du gâteau et a tendu une assiette à chaque pensionnaire. Il nous a distribué un morceau de la pâtisserie et une petite fourchette.
On a ri, car il y avait Mariette Genoud qui souffre de tremblements, et qu’une infirmière a dû aider parce que son gâteau était tombé sur le carrelage.
Pour moi, cela ne fut pas facile. A cause de mes dents. Je n’ai plus de dents, tu le sais. Je mange chaque jour du yaourt, le matin, le midi et le soir. Chaque fois deux petits pots Danone dans lesquels je trempe un boudoir. Tu m’entends, Gisèle ? Oui cela me suffit.
Non, Gisèle, je n’ai pas reçu la visite de tes parents. Non, ni de ton père, ni de ta mère. Non, ils n’ont pas téléphoné. Non, je n’ai pas reçu leur cadeau. Cela viendra peut-être. Oui, tu es la seule qui m’ait envoyé quelque chose. Oui, Gisèle, je te remercie, je suis contente.
Après le gâteau, les amies ont chanté une petite chanson qu’elles avaient répétée pendant plusieurs semaines. Je te chante le couplet, celui que j’aime :
C’est le rire de Mimi
Qui nous fait vivre ici
On aime notre Mimi
La plus belle, la plus belle
Quand on l’enterrera
Et nous on pleurera.
C’est joli, n’est-ce-pas ? Tu m’écoutes, Gisèle ?
Comment va ton frère, Gisèle, et sa musique ? Je le vois rarement. Je lui avais envoyé de l’argent. Il n’a pas répondu. J’espère qu’il va réussir dans son projet. Je serai fière si on parle de lui dans les journaux. Tu ne le vois pas beaucoup ? C’est dommage. Dis-lui de me rendre visite. Je l’aime beaucoup, il me fait rire avec ses blagues. Je les raconte ensuite à mes amies. On en rit pendant plusieurs jours.
Hier, Caro est morte. C’est le canari de la salle à manger. Brusquement, sans prévenir, pas même un petit cui-cui. Elle est tombée du perchoir. C’est l’infirmière qui l’a vue pattes en l’air sur le sable de la cage, les yeux fermés. L’infirmière a emporté la cage pour la nettoyer, et a jeté Caro dans la poubelle de la cuisine. Nous avons maintenant un autre oiseau, un bouvreuil rouge avec des plumes noires.
Très joli. Mais il énerve certaines car il sautille beaucoup d’un perchoir à l’autre et cela fatigue celles qui le regardent. Je leur dis : « Regardez ailleurs s’il vous gêne ».
Gisèle, il n’y a pas d’autres nouvelles. Ah oui ! J’oubliais. Tu connais la comtesse ?
Celle qui te tend la main à baiser. Elle s’est enfuie un matin de l’Institut emportant une brosse à long manche. Elle a marché en chemise de nuit dans la rue, et sur la première voiture qu’elle a vu stationnée, elle a donné un fort coup sur la carrosserie avec le manche du balai. Ensuite, elle a recommencé avec une autre voiture. Puis sur d’autres véhicules avant qu’on l’arrête et qu’on la ramène à l’Institut. Beaucoup de dégâts. Tu ris, Gisèle !
La comtesse s’en souviendra car une voisine l’a giflée, qui venait d’acheter une voiture. Toute neuve. Le capot défoncé. La directrice a enfermé la comtesse dans sa chambre après l’avoir liée sur son fauteuil.
Oui, Gisèle, le médecin est venu m’ausculter hier matin. Il a regardé mes yeux. Je dois poursuivre le traitement, il a dit. Il prévoit une canne blanche. Mais comme depuis des mois, je ne lis plus, je m’en fiche. Non, Gisèle, la télévision ne m’intéresse plus.
Le soir, je suis assise dans mon fauteuil, les mains sur la table et je regarde le mur.
Oui, Gisèle, je te remercie de m’avoir téléphoné. Je t’embrasse, Gisèle. Dis à ton père que sa Mamita va bien.
Henri de Meeûs
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Modeste proposition pour empêcher les enfants pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public,
par Jonathan Swift (1667-1745)
C’est un objet de tristesse, pour celui qui traverse cette grande ville ou voyage dans les campagnes, que de voir les rues, les routes et le seuil des masures encombrés de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, importunant le passant de leurs mains tendues. Ces mères, plutôt que de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer leur temps à arpenter le pavé, à mendier la pitance de leurs nourrissons sans défense qui, en grandissant, deviendront voleurs faute de trouver du travail, quitteront leur cher pays natal afin d’aller combattre pour le prétendant d’Espagne, ou partiront encore se vendre aux îles Barbades.
Je pense que chacun s’accorde à reconnaître que ce nombre phénoménal d’enfants pendus aux bras, au dos ou aux talons de leur mère, et fréquemment de leur père, constitue dans le déplorable état présent du royaume une très grande charge supplémentaire ; par conséquent, celui qui trouverait un moyen équitable, simple et peu onéreux de faire participer ces enfants à la richesse commune mériterait si bien de l’intérêt public qu’on lui élèverait pour le moins une statue comme bienfaiteur de la nation.
Mais mon intention n’est pas, loin de là, de m’en tenir aux seuls enfants des mendiants avérés ; mon projet se conçoit à une bien plus vaste échelle et se propose d’englober tous les enfants d’un âge donné dont les parents sont en vérité aussi incapables d’assurer la subsistance que ceux qui nous demandent la charité dans les rues.
Pour ma part, j’ai consacré plusieurs années à réfléchir à ce sujet capital, à examiner avec attention les différents projets des autres penseurs, et y ai toujours trouvé de grossières erreurs de calcul. Il est vrai qu’une mère peut sustenter son nouveau-né de son lait durant toute une année solaire sans recours ou presque à une autre nourriture, du moins avec un complément alimentaire dont le coût ne dépasse pas deux shillings, somme qu’elle pourra aisément se procurer, ou l’équivalent en reliefs de table, par la mendicité, et c’est précisément à l’âge d’un an que je me propose de prendre en charge ces enfants, de sorte qu’au lieu d’être un fardeau pour leurs parents ou leur paroisse et de manquer de pain et de vêtements ils puissent contribuer à nourrir et, partiellement, à vêtir des multitudes.
Mon projet comporte encore cet autre avantage de faire cesser les avortements volontaires et cette horrible pratique des femmes, hélas trop fréquente dans notre société, qui assassinent leurs bâtards, sacrifiant, me semble-t-il, ces bébés innocents pour s’éviter les dépenses plus que la honte, pratique qui tirerait des larmes de compassion du coeur le plus sauvage et le plus inhumain.
Etant généralement admis que la population de ce royaume s’élève à un million et demi d’âmes, je déduis qu’il y a environ deux cent mille couples dont la femme est reproductrice, chiffre duquel je retranche environ trente mille couples qui sont capables de subvenir aux besoins de leurs enfants, bien que je craigne qu’il n’y en ait guère autant, compte tenu de la détresse actuelle du royaume, mais, cela posé, il nous reste cent soixante-dix mille reproductrices. J’en retranche encore cinquante mille pour tenir compte des fausses couches ou des enfants qui meurent de maladie ou d’accident au cours de la première année. Il reste donc cent vingt mille enfants nés chaque année de parents pauvres.
Comment élever et assurer l’avenir de ces multitudes, telle est donc la question puisque, ainsi que je l’ai déjà dit, dans l’état actuel des choses, toutes les méthodes proposées à ce jour se sont révélées totalement impossibles à appliquer, du fait qu’on ne peut trouver d’emploi pour ces gens ni dans l’artisanat ni dans l’agriculture ; que nous ne construisons pas de nouveaux bâtiments (du moins dans les campagnes), pas plus que nous ne cultivons la terre ; il est rare que ces enfants puissent vivre de rapines avant l’âge de six ans, à l’exception de sujets particulièrement doués, bien qu’ils apprennent les rudiments du métier, je dois le reconnaître, beaucoup plus tôt ; durant cette période, néanmoins, ils ne peuvent être tenus que pour des apprentis délinquants, ainsi que me l’a rapporté une importante personnalité du comté de Cavan qui m’a assuré ne pas connaître plus d’un ou de deux voleurs qualifiés de moins de six ans, dans une région du royaume pourtant renommée pour la pratique compétente et précoce de cet art.
Nos marchands m’assurent que, en dessous de douze ans, les filles pas plus que les garçons ne font de produits négociables, satisfaisants et que, même à cet âge, on n’en tire pas plus de trois livres, ou au mieux trois livres et demie à la Bourse, ce qui n’est profitable ni aux parents ni au royaume, les frais de nourriture et de haillons s’élevant au moins à quatre fois cette somme.
J’en viens donc à exposer humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection. Un Américain très avisé que j’ai connu à Londres m’a assuré qu’un jeune enfant en bonne santé et bien nourri constitue à l’âge d’un an un mets délicieux, nutritif et sain, qu’il soit cuit en daube, au pot, rôti à la broche ou au four, et j’ai tout lieu de croire qu’il s’accommode aussi bien en fricassée ou en ragoût.
Je porte donc humblement à l’attention du public cette proposition : sur ce chiffre estimé de cent vingt mille enfants, on en garderait vingt mille pour la reproduction, dont un quart seulement de mâles - ce qui est plus que nous n’en accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs -, la raison en étant que ces enfants sont rarement les fruits du mariage, formalité peu prisée de nos sauvages, et qu’en conséquence un seul mâle suffira à servir quatre femelles. On mettrait en vente les cent mille autres à l’âge d’un an, pour les proposer aux personnes de bien et de qualité à travers le royaume, non sans recommander à la mère de les laisser téter à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre dodus et gras à souhait pour une bonne table. Si l’on reçoit, on pourra faire deux plats d’un enfant, et si l’on dîne en famille, on pourra se contenter d’un quartier, épaule ou gigot, qui, assaisonné d’un peu de sel et de poivre, sera excellent cuit au pot le quatrième jour, particulièrement en hiver.
J’ai calculé qu’un nouveau-né pèse en moyenne douze livres et qu’il peut, en une année solaire, s’il est convenablement nourri, atteindre vingt-huit livres.
Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants. (...)
Ainsi que je l’ai précisé plus haut, subvenir aux besoins d’un enfant de mendiant (catégorie dans laquelle j’inclus les métayers, les journaliers et les quatre cinquièmes des fermiers) revient à deux shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point, qui, je le répète, fournira quatre plats d’une viande excellente et nourrissante, que l’on traite un ami ou que l’on dîne en famille. Ainsi, les hobereaux apprendront à être de bons propriétaires et verront leur popularité croître parmi leurs métayers, les mères feront un bénéfice net de huit shillings et seront aptes au travail jusqu’à ce qu’elles produisent un autre enfant.
Ceux qui sont économes (ce que réclame, je dois bien l’avouer, notre époque) pourront écorcher la pièce avant de la dépecer ; la peau, traitée comme il convient, fera d’admirables gants pour dames et des bottes d’été pour messieurs raffinés.
Quant à notre ville de Dublin, on pourrait y aménager des abattoirs, dans les quartiers les plus appropriés, et qu’on en soit assuré, les bouchers ne manqueront pas, bien que je recommande d’acheter plutôt les nourrissons vivants et de les préparer « au sang » comme les cochons à rôtir. (...)
Je pense que les avantages de ma proposition sont nombreux et évidents, tout autant que de la plus haute importance.
D’abord, comme je l’ai déjà fait remarquer, elle réduirait considérablement le nombre des papistes qui se font chaque jour plus envahissants, puisqu’ils sont les principaux reproducteurs de ce pays ainsi que nos plus dangereux ennemis, et restent dans le royaume avec l’intention bien arrêtée de le livrer au Prétendant, dans l’espoir de tirer avantage de l’absence de tant de bons protestants qui ont choisi de s’exiler plutôt que de demeurer sur le sol natal et de payer, contre leur conscience, la dîme au desservant épiscopal.
Deuxièmement. Les fermiers les plus pauvres posséderont enfin quelque chose de valeur, un bien saisissable qui les aidera à payer leur loyer au propriétaire, puisque leurs bêtes et leur grain sont déjà saisis et que l’argent est inconnu chez eux.
Troisièmement. Attendu que le coût de l’entretien de cent mille enfants de deux ans et plus ne peut être abaissé en dessous du seuil de dix shillings par tête et per annum, la richesse publique se trouvera grossie de cinquante mille livres par année, sans compter les bénéfices d’un nouvel aliment introduit à la table de tous les riches gentilshommes du royaume qui jouissent d’un goût un tant soit peu raffiné, et l’argent circulera dans notre pays, les biens consommés étant entièrement d’origine et de manufacture locale.
Quatrièmement. En vendant leurs enfants, les reproducteurs permanents, en plus du gain de huit shillings per annum, seront débarrassés des frais d’entretien après la première année.
Cinquièmement. Nul doute que cet aliment attirerait de nombreux clients dans les auberges dont les patrons ne manqueraient pas de mettre au point les meilleures recettes pour le préparer à la perfection, et leurs établissements seraient ainsi fréquentés par les gentilshommes les plus distingués qui s’enorgueillissent à juste titre de leur science gastronomique ; un cuisinier habile, sachant obliger ses hôtes, trouvera la façon de l’accommoder en plats aussi fastueux qu’ils les affectionnent.
Sixièmement. Ce projet constituerait une forte incitation au mariage, que toutes les nations sages ont soit encouragé par des récompenses, soit imposé par des lois et des sanctions. Il accentuerait le dévouement et la tendresse des mères envers leurs enfants, sachant qu’ils ne sont plus là pour toute la vie, ces pauvres bébés dont l’intervention de la société ferait pour elles, d’une certaine façon, une source de profit et non plus de dépenses. Nous devrions voir naître une saine émulation chez les femmes mariées - à celle qui apportera au marché le bébé le plus gras -, les hommes deviendraient aussi attentionnés envers leurs épouses, durant le temps de leur grossesse, qu’ils le sont aujourd’hui envers leurs juments ou leurs vaches pleines, envers leur truie prête à mettre bas, et la crainte d’une fausse couche les empêcherait de distribuer (ainsi qu’ils le font trop fréquemment) coups de poing ou de pied.
On pourrait énumérer beaucoup d’autres avantages : par exemple, la réintégration de quelque mille pièces de boeuf qui viendraient grossir nos exportations de viande salée ; la réintroduction sur le marché de la viande de porc et le perfectionnement de l’art de faire du bon bacon, denrée rendue précieuse à nos palais par la grande destruction du cochon, trop souvent servi frais à nos tables, alors que sa chair ne peut rivaliser, tant en saveur qu’en magnificence, avec celle d’un bébé d’un an, gras à souhait, qui, rôti d’une pièce, fera grande impression au banquet du lord maire ou à toute autre réjouissance publique. Mais, dans un souci de concision, je ne m’attarderai ni sur ce point ni sur beaucoup d’autres. (...)
Je ne vois aucune objection possible à cette proposition, si ce n’est qu’on pourra faire valoir qu’elle réduira considérablement le nombre d’habitants du royaume. Je revendique ouvertement ce point, qui était en fait mon intention déclarée en offrant ce projet au public. Je désire faire remarquer au lecteur que j’ai conçu ce remède pour le seul royaume d’Irlande et pour nul autre Etat au monde, passé, présent, et sans doute à venir.
Qu’on ne vienne donc pas me parler d’autres expédients : d’imposer une taxe de cinq shillings par livre de revenus aux non-résidents, de refuser l’usage des vêtements et des meubles qui ne sont pas d’origine et de fabrication irlandaise ; de rejeter rigoureusement les articles et ustensiles encourageant au luxe venu de l’étranger ; de remédier à l’expansion de l’orgueil, de la vanité, de la paresse et de la futilité chez nos femmes ; d’implanter un esprit d’économie, de prudence et de tempérance ; d’apprendre à aimer notre pays, matière en laquelle nous surpassent même les Lapons et les habitants de Topinambou ; d’abandonner nos querelles et nos divisions, de cesser de nous comporter comme les juifs qui s’égorgeaient entre eux pendant qu’on prenait leur ville, de faire preuve d’un minimum de scrupules avant de brader notre pays et nos consciences ; d’apprendre à nos propriétaires terriens à montrer un peu de pitié envers leurs métayers. Enfin, d’insuffler l’esprit d’honnêteté, de zèle et de compétence à nos commerçants qui, si l’on parvenait aujourd’hui à imposer la décision de n’acheter que les produits irlandais, s’uniraient immédiatement pour tricher et nous escroquer sur la valeur, la mesure et la qualité, et ne pourraient être convaincus de faire ne serait-ce qu’une proposition équitable de juste prix, en dépit d’exhortations ferventes et répétées.
Par conséquent, je le redis, qu’on ne vienne pas me parler de ces expédients ni d’autres mesures du même ordre, tant qu’il n’existe pas le moindre espoir qu’on puisse tenter un jour, avec vaillance et sincérité, de les mettre en pratique.
En ce qui me concerne, je me suis épuisé des années durant à proposer des théories vaines, futiles et utopiques, et j’avais perdu tout espoir de succès quand, par bonheur, je suis tombé sur ce plan qui, bien qu’étant complètement nouveau, possède quelque chose de solide et de réel, n’exige que peu d’efforts et aucune dépense, peut être entièrement exécuté par nous-mêmes et grâce auquel nous ne courrons pas le moindre risque de mécontenter l’Angleterre. Car ce type de produit ne peut être exporté, la viande d’enfant étant trop tendre pour supporter un long séjour dans le sel, encore que je pourrais nommer un pays qui se ferait un plaisir de dévorer notre nation, même sans sel.
Après tout, je ne suis pas si farouchement accroché à mon opinion que j’en réfuterais toute autre proposition, émise par des hommes sages, qui se révélerait aussi innocente, bon marché, facile et efficace. Mais avant qu’un projet de cette sorte soit avancé pour contredire le mien et offrir une meilleure solution, je conjure l’auteur, ou les auteurs, de bien vouloir considérer avec mûre attention ces deux points. Premièrement, en l’état actuel des choses, comment ils espèrent parvenir à nourrir cent mille bouches inutiles et à vêtir cent mille dos. Deuxièmement, tenir compte de l’existence à travers ce royaume d’un bon million de créatures apparemment humaines dont tous les moyens de subsistance mis en commun laisseraient un déficit de deux millions de livres sterling ; adjoindre les mendiants par profession à la masse des fermiers, métayers et ouvriers agricoles, avec femmes et enfants, qui sont mendiants de fait.
Je conjure les hommes d’Etat qui sont opposés à ma proposition, et assez hardis peut-être pour tenter d’apporter une autre réponse, d’aller auparavant demander aux parents de ces mortels s’ils ne regarderaient pas aujourd’hui comme un grand bonheur d’avoir été vendus comme viande de boucherie à l’âge d’un an, de la manière que je prescris, et d’avoir évité ainsi toute la série d’infortunes par lesquelles ils ont passé jusqu’ici, l’oppression des propriétaires, l’impossibilité de régler leurs termes sans argent ni travail, les privations de toutes sortes, sans toit ni vêtement pour les protéger des rigueurs de l’hiver, et la perspective inévitable de léguer pareille misère, ou pis encore, à leur progéniture, génération après génération.
D’un coeur sincère, j’affirme n’avoir pas le moindre intérêt personnel à tenter de promouvoir cette oeuvre nécessaire, je n’ai pour seule motivation que le bien de mon pays, je ne cherche qu’à développer notre commerce, à assurer le bien-être de nos enfants, à soulager les pauvres et à procurer un peu d’agrément aux riches. Je n’ai pas d’enfants dont la vente puisse me rapporter le moindre penny ; le plus jeune a neuf ans et ma femme a passé l’âge d’être mère.
(Texte de 1729. © Editions Mille et une nuits pour la traduction française de Lili Sztajn et l’illustration de Marion Bataille.)
Jonathan Swift
(Jonathan Swift, né le 30 novembre 1667 à Dublin, en Irlande, et mort le 19 octobre 1745 dans la même ville est un écrivain, satiriste, essayiste, pamphlétaire politique anglo-irlandais). https://fr.wikipedia.org/wiki/Jonathan_Swift
Jonathan SWIFT (1667-1745)